théâtre

Gérard Piacentini Gérard Piacentini : Né en 1942, de père italien et de mère française.
Formation initiale en sciences physiques
Etudes de théâtre et thèse à l'Université de Paris VIII.
Auteur de nombreuses études sur le théâtre moderne et contemporain.
Gérard Piacentini a renouvelé l'interprétation des auteurs des années cinquante : Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Arthur Adamov.
Il a travaillé à l'Institut d'Esthétique des Arts Contemporains, Université mixte CNRS-Université de Paris I.

WINNIE DANS SA FOURNAISE
Note sur Oh les beaux jours

Samuel Beckett a, depuis Fin de partie, intégré dans son propre texte les références importantes auxquelles il avait recours en les citant par des mots particulièrement révélateurs. C'est ce qu'il a fait dans Oh les beaux jours avec un texte de Pierre Loti : Le Désert.
Ces références importantes, Beckett les a « soulignées » par trois points de suspension qui précèdent le mot : c'est une règle adoptée pour l'écriture de Fin de partie et respectée par la suite de manière quasiment maniaque. Mais, encore faut-il repérer l'œuvre à laquelle l'auteur fait référence. Même si le contexte aide, Beckett a toujours une longueur d'avance car il choisit dans l'étendue de la création romanesque, philosophique, théâtrale... laissant au malheureux « Crrrritique » le soin de se démener. Et il faut bien reconnaître qu'il est parfois impossible de repérer l'origine de la citation.
Dans Oh les beaux jours, j'ai reçu une aide notable de la part d'Internet! En effet, grâce aux moteurs de recherche, j'ai pu identifier l'origine des mots « effritements » « et éboulements » qui sont importants pour la compréhension de la signification du décor et du caractère de Winnie.
Au deuxième acte, Winnie dit:

Je n'ai pas perdu la raison. (Un temps.) Pas encore. (Un temps.) Pas toute. (Un temps.) Il m'en reste. (Un temps.) Des bruits. ((Un temps.) Comme des petits... effritements, des petits... éboulements. (Un temps.)

Ces mots soulignés ne sont guère habituels, particulièrement dans une œuvre dramatique. Cherchons dans le moteur de recherche les deux mots ensemble. Un seul résultat, Le Désert Pierre Loti :

Un soleil toujours plus ardent et un vent de moins en moins froid, à mesure que nous nous éloignons des hauts plateaux du désert Sinaïtique pour descendre vers le golfe d'Akabah. Tout le matin, nous marchons comme hier, dans des ruines titanesques de remparts, de temples et de palais. Pendant des millénaires et des millénaires, les pluies, les effritements, les éboulements, [soulignés par GP] ont dû travailler là avec d'infinies lenteurs, mettant à nu les filons les plus durs, détruisant les veines les plus tendres, creusant, sculptant, émiettant, avec des intentions d'art et de symétrie, pour créer ce simulacre de ville effrayante et surhumaine, dans lequel nous avons déjà fait vingt lieues sans en prévoir la fin. Vers le milieu du jour, le désert devient noirâtre, à perte de vue et partout ; noirâtres, ses montagnes ; noirâtres, ses sables jonchés de cailloux noirs ; les plus pâles plantes ont même disparu ; c'est la désolation absolue, le grand triomphe incontesté de la mort. Et là-dessus, tombe un si lourd, si morne soleil qui ne parait fait que pour tuer en desséchant !... Nous n'avions encore rien vu d'aussi sinistre : on étouffe dans du calciné et du sombre, où semble s'infiltrer, pour s'anéantir, toute la lumière d'en-haut ; on est là comme dans les mondes finis, dépeuplés par le feu, qu'aucune rosée ne fécondera plus. Et alors la vague inquiétude de la précédente journée devient presque de l'angoisse et de l'horreur.(1) 1.Pierre Loti, (Le Désert, Calmann-Levy, Paris, 1895, pp.. 67-8. C'est le chapitre XVIII, en date du mercredi 7 mars.

La didascalie qui introduit la pièce, une étendue d'herbe brûlée, un soleil aveuglant, une plaine dénudée, révèle que la pièce se situe dans un monde mort qui est celui de Winnie âgée.
Pour en arriver à ce dernier stade de Winnie, la pièce présente les différents âges de Winnie à travers ses remémorations. Bébé, elle s'est identifiée à sa poupée, « Winnie l'Ourson », ce personnage d'Alan Alexander Milne. Puis, gamine, ce sont des héroïnes de contes ou de romans pour jeunes filles qui ont fourni matière à ses besoins d'identification : l'épouse de Barbe Bleue du conte Charles Perrault, la «Petite Princesse » de Frances Burnett. Plus tard, adolescente, elle a rêvé que les vers que Pétrarque a adressé à Laure de Noves avaient été écrits pour elle; elle a imaginé être Julie Charles voguant sur « Le Lac » avec Alphonse de Lamartine; elle a rêvé aux troubadours dans le clos de Fougax et Barrineuf, à côté de Montségur, la dernière forteresse des Cathares...
Une première déception est intervenue après le mariage : Willie, qui lui avait fait la cour avec force poésie lui a mis un sac à provisions dans les mains. Fini la romance...
Puis, elle est devenue invisible pour lui...
Parfois, on la voit encore. Monsieur Piper-Cooker évalue ses charmes :

Pas mal la poitrine, j'ai vu pis... Pas mal les épaules, j'ai vu pires... Est-ce que ça vit encore, ses jambes... 

Elle est choquée par la vulgarité, mais reconnaissante car elle existe encore pour quelqu'un.
Mais à la fin de la journée, Winnie est vaincue :

Je n'ai pas pu refaire ma beauté, tu sais...

Maintenant, c'est la vieillesse. Fini, les rêves... Fini, l'existence dans les yeux des autres. Fini, la vie. C'est la mort psychologique.
Ce que nous comprenons ici est cohérent avec ce que nous savons par ailleurs. Le référent philosophique de Winnie - son caractère - est la philosophie de Berkeley. Chez Berkeley, après la mort, la vie dans l'au-delà est la continuation de la vie présente, sans rupture. La pièce représente le dernier jour de la vie de Winnie qui la rattache encore à la jeunesse. À la fin de la pièce, Winnie est une vieille femme.
C'est à la descente en enfer de Winnie que nous convie le dramaturge (2) 2. Bien qu'écrite avant Oh les beaux jours, Nell, dans Fin de partie , est la continuation de Winnie : Nell est Winnie vieille, obsédée par la mort et n'attendant plus qu'elle. .