théâtre

ESSAIS SUR LE THÉÂTRE DE SAMUEL BECKETT
par Gérard Piacentini Gérard Piacentini : Né en 1942, de père italien et de mère française.
Formation initiale en sciences physiques
Etudes de théâtre et thèse à l'Université de Paris VIII.
Auteur de nombreuses études sur le théâtre moderne et contemporain.
Gérard Piacentini a renouvelé l'interprétation des auteurs des années cinquante : Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Arthur Adamov.
Il a travaillé à l'Institut d'Esthétique des Arts Contemporains, Université mixte CNRS-Université de Paris I.


Introduction

Cette introduction présente les études que j'ai consacrées aux grandes pièces de Samuel Beckett. Les articles repris ici sont restés sous leur forme originelle, sauf « Le référent philosophique comme caractère du personnage dans le théâtre de Samuel Beckett » qui a été revu. Dans cette exposition, je reviens sur le problème du tragique : des années sont passées et ma vision a évolué.

La lecture de l'article « Le référent philosophique... », que je conseille d'effectuer en premier, mettra le lecteur de plain pied avec une interprétation qui rompt avec la lecture conventionnelle d'un théâtre où il n'y aurait rien à comprendre. J'y relie des répliques apparemment sans liaison en un texte cohérent. Le lecteur pourra alors prendre ses distances avec une vision courante du théâtre de Beckett, comme la suivante, proposée dans un livre écrit pour l'agrégation de lettres modernes par une équipe d'universitaires. En effet, le coordinateur du travail écrit, à propos des pièces de Beckett :

Si chaque mot fait sens, si chaque réplique, grammaticalement correcte, ne présente aucune difficulté particulière, c'est l'enchaînement des phrases et des réparties qui sort de l'usage, aboutissant à une sorte de degré zéro du dialogue (1) 1. Hubert de Phalèse, Beckett à la lettre, Nizet, p. 8. .

Quand je me suis intéressé au théâtre de Beckett, je savais de l'auteur qu'il était irlandais et écrivait en français : c'était à peu près tout. J'étais convaincu que, seuls, les textes importaient et que la biographie d'un auteur était sans importance pour l'interprétation. C'est à cette époque-là que j'ai écrit l'article « Le référent philosophique... ». Par la suite, quand j'ai lu que Beckett avait lui-même revu l'essai de Ludovic Janvier, Pour Samuel Beckett (2) 2. Minuit, 1966. , dont l'interprétation des pièces était incompatible avec la mienne, j'ai été perplexe. Après réflexion, j'ai estimé que ma vision qui transformait un texte incohérent en un ensemble de dialogues compréhensibles et cohérents était juste. Donc, dans le cas de mon interprétation, les pièces se présentent comme des textes normaux, à condition de garder à l'esprit la clé du chiffrement : le référent philosophique du personnage.
À cette époque, pour moi, il est devenu clair que Beckett ne jouait pas franc-jeu. Je ne comprenais pas bien ce qui le poussait à orienter les critiques sur de fausses pistes. J'en étais venu à penser qu'il voulait garder le secret de sa création pour que ses pièces continuent à susciter la curiosité et ne tombent dans cette demi-mort qu'est le répertoire. Ce n'était certainement pas faux, mais j'ai finalement compris qu'il avait également eu une excellente raison de jouer à cache-cache avec les critiques. Je l'expose dans « Comment Beckett a mystifié les critiques de En attendant Godot  ».
Enfin, pour les lecteurs particulièrement intéressés par le thème du maître et du disciple, une étude a paru dans Revue d'Histoire du Théâtre (3). 3. « Le thème du maître et du disciple dans les théâtres moderne et contemporain », n°3, 2001, pp. 165-204.

Avant d'aller plus avant, il me paraît essentiel de faire la remarque suivante :
- L'analyse d'un texte doit être la plus exhaustive possible. Le sociologue de la littérature Lucien Goldmann a souligné qu'une interprétation est d'autant plus valable qu'elle prenait en compte une partie plus importante du texte (4) 4. « La méthode en histoire de la littérature » in Pour une sociologie du roman, N.R.F., coll. Idées, 1970, p. 353. .
J'ai donc cherché à donner des interprétations exhaustives des grandes pièces de Samuel Beckett. Celles-ci présentant de grandes difficultés, je les ai présentées selon les thèmes mis en œuvre par l'auteur.

La technique d'écriture

Les trois grandes pièces de Samuel Beckett sont caractérisées par une écriture d'une grande complexité. Celle-ci provient de plusieurs facteurs. Énumérons :
- Beckett a repris dans En attendant Godot et Fin de partie un thème qui court à travers le théâtre moderne depuis Corneille. Tous les grands auteurs dramatiques des pays d'Europe influencés par la culture française l'ont traité, jusque dans les années cinquante avec Adamov, Ionesco et Beckett : le thème du maître et du disciple. Faute de l'avoir reconnu, les critiques n'ont pas compris quel était le sujet de Fin de partie ;
- le caractère des personnages est l'incarnation d'une philosophie, avec la difficulté supplémentaire que cette philosophie est déformée par l'interprétation que le personnage en fait ;
- les pièces sont composées par greffes d'éléments empruntés à l'intrigue de romans, d'essais, de films, etc Les citations d'œuvres littéraires, dramatiques, journalistiques, cinématographiques enrichissent le sens. Aucun événement n'est cité directement, mais à travers une référence culturelle. Pour vraiment comprendre le texte dans toutes ses nuances, il est nécessaire d'identifier les références intégrées par l'auteur.
Il n'était donc pas inutile de consacrer quelques pages pour présenter ces études qui ont pour but d'expliciter des textes dramatiques certainement parmi les plus complexes jamais écrits. De plus, les déclarations de l'auteur, qui a tout fait pour brouiller les pistes, ont largement contribué à en renforcer l'obscurité.

Le thème du maître et du disciple

L'étude du thème essentiel du maître et du disciple, thème qui se trouve au centre des plus grandes pièces modernes, m'a amené à l'étude du théâtre de Samuel Beckett qui en constitue la continuation et l'achèvement.
Rappelons de quoi il s'agit.
Le couple du maître et du disciple est essentiel dans le théâtre français et dans le théâtre influencé par la culture française. Dans le cas exemplaire, le maître - homme de savoir, philosophe ou professeur - exerce sur un homme plus jeune une influence matérielle ou morale déterminante. Ce couple se trouve aussi bien dans le théâtre français, chez Molière, Marivaux, Musset, Ionesco, Beckett, Adamov, que dans les théâtres des pays influencés par la culture française de la grande époque, chez Goethe, Lenz, Büchner, Wedekind, Tchekhov, Strindberg.
Le couple du maître et du disciple a son origine dans le théâtre de Corneille. Cet auteur propose dans Cinna une morale qui va perdurer pendant plus de trois siècles : la morale de la maîtrise de soi.
Dans Cinna, l'empereur Auguste, par un effort de volonté sublime, a pardonné aux jeunes gens qu'il croyait ses amis, Cinna, Maxime, sa fille adoptive Julie, qui ont conspiré contre lui. La grandeur morale de ce pardon et la maîtrise de soi exceptionnelle qu'ils supposent ont suscité l'admiration des conspirateurs qui ont abandonné ambitions personnelles et rancœurs. Les opposants politiques, dans cette Rome déchirée par tant de complots et de répressions sanglantes, conquis par tant de générosité, se sont ralliés au régime. C'est ainsi qu'après tant de sang versé, la paix civile s'est installée.
Dans la vision cornélienne, un personnage central doté d'une grande force morale, prêt à se sacrifier pour le bien de tous, est la condition de la l'harmonie et de la paix sociales. Avoir mis fin à la violence qui minait Rome assure au personnage un caractère quasiment sacré. Il faut en imiter le comportement afin que le monde ne sombre pas dans la sauvagerie. Il faut préférer les autres à soi-même, pardonner les offenses, tout faire pour que la violence destructrice ne se réveille pas.
Imiter ce personnage devient un devoir moral, tout comme l'imitation de Jésus est le devoir du chrétien. L'action de l'empereur a tracé une ligne de démarcation. D'un côté, il y a le bien qui consiste à imiter le maître. De l'autre côté, il n'y a que le mal. S'écarter de cette imitation est une faute morale inexcusable, car c'est prendre le risque de réveiller la violence destructrice. C'est pourquoi l'exigence morale de la maîtrise de l'instinct s'impose à tous. Elle transcende les consciences individuelles.
Descartes, dont la parenté de la pensée avec celle de Corneille a été soulignée par Gustave Lanson, estime qu'il faut changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde et que nous ne pouvons avoir d'autre maîtrise que celle de nos pensées. On peut comprendre cela en méditant et, ainsi, devenir aussi heureux que ces philosophes anciens qui nageaient dans la félicité... C'est ainsi qu'avec le parrainage de Descartes, le maître va revêtir les atours de la morale et devenir, dans le cas exemplaire, un philosophe.
Les auteurs dramatiques qui vont mettre en scène le couple du maître et du disciple vont dénoncer le caractère illusoire des conceptions cornéliennes. Pour eux, la maîtrise de l'instinct n'aboutit pas au bonheur, bien au contraire. La maîtrise de l'instinct n'a guère de vertus et ne suscite pas beaucoup d'admiration. Elle ne permet pas de vivre. Les pièces centrées sur le thème du maître et du disciple montrent des personnages aux prises avec la nécessité de transgresser la loi morale pour pouvoir vivre, ou même simplement survivre. Pour pouvoir vivre, il faut franchir la barrière morale de la maîtrise de soi pour entrer dans le monde de la vie empirique, régi par le désir. Il faut se révolter contre la tyrannie du maître. Il faut avoir en soi l'étincelle de vie qui permet la rébellion. Le disciple sans force est condamné. Il finit toujours mal, suicide, folie... Tous les grands auteurs dramatiques s'accordent sur ce point.
C'est ainsi que dans En attendant Godot, Pozzo a été le disciple admiratif du poète et philosophe Lucky qu'il a engagé pour l'éduquer. Mais Lucky s'est dégradé et est devenu lâche et confus. Pozzo, incapable de se détacher de son ancien maître, s'est également avili dans la cruauté et est devenu le bourreau de Lucky.
L'originalité de Beckett, par rapport aux dramaturges qui l'ont précédé dans l'exploration du thème du maître et du disciple, consiste en ce que ce sont à la fois le maître et le disciple qui déchoient, et non l'un ou l'autre (5). 5. Les deux amis présents au premier plan, Vladimir et Estragon, sont eux aussi, en pleine déchéance intellectuelle et morale, car ils ne respectent pas leur référent philosophique, c'est-à-dire ce qui constitue leur caractère. Le thème est rendu plus pessimiste.
Vladimir et Estragon, ne sont pas un maître et son disciple, mais deux amis dont la pièce montre la dégradation.
Les quatre personnages ont un rapport avec la culture : nous avons vu que Lucky a été poète et philosophe ; Pozzo, son disciple doué. Les deux personnages que nous voyons au premier plan sont, eux aussi, des représentants de la culture: Estragon est poète et Vladimir est philosophe.
En revanche, celui que l'on ne voit jamais et que les deux amis attendent, Godot, est un homme dont le texte souligne le rapport à l'argent : c'est un financier. Beckett annonce la fin de l'art et de la culture et l'avènement d'un monde caractérisé par l'obsession de l'argent.

Dans Fin de partie, Beckett réhabilite le maître car ce personnage, décrié par tous les auteurs dramatiques, incarne une période de grande culture. Hamm, personnage très égoïste, mais d'une conscience morale exigeante, a recueilli par charité un jeune orphelin, Clov. Mais il ne s'est pas occupé d'un jeune garçon qui avait besoin d'un père. Sans père, Clov est demeuré immature.
Domestique de Hamm, il s'occupe de lui et de ses parents et les maintient en vie. Maintenant, le monde a changé et Hamm doit mourir car son temps est passé: être et ne plus être... Il faut donc que Clov s'en aille pour que Hamm meure. Hamm va donc éduquer Clov pour qu'il devienne adulte et indépendant, aille vivre sa vie et les laisse mourir tous les trois.
Hamm n'avait pas prévu ce qui arrive. Éduqué par Hamm, Clov devient son fils. Ayant éduqué Clov, Hamm est devenu son père et s'est attaché à celui qui est désormais son fils. Mais Clov ne réalise pas que Hamm a changé et s'en va, aveugle aux sentiments de Hamm, dans l'ingratitude et l'incompréhension.
Fin de partie constitue une réhabilitation du maître, mis à mal par tous les auteurs dramatiques. La pièce clôt le cycle du thème du maître et du disciple.

Vers l'autobiographie : Winnie en majesté

Après Fin de partie, ce n'est plus la morale de la maîtrise de l'instinct qui importe, mais le désir. Ce ne sont plus des hommes qui tiennent le centre de la scène, mais une femme.
Oh les beaux jours est largement autobiographique. Les deux personnages, Winnie et Willie, doivent largement à l'épouse et à l'écrivain lui-même. Ces deux personnages n'ont rien d'héroïque: elle est méchante, d'un égoïsme forcené, le harasse et se complait dans le souvenir du temps où elle était séduisante. Lui est indécis, lâche, devant cette femme qui le malmène. Bien qu'il la trompe abondamment, il est incapable de la quitter. Sa tentative de l'abandonner se solde par une furonculose et le retour au foyer conjugal.
La pièce se déroule en enfer. Winnie y revit le dernier jour qui l'a rattachée à sa jeunesse. Au début, Winnie est profondément croyante comme le montre les premières paroles de son rôle, mais au fur et à mesure du déroulement de sa journée, Winnie perd peu à peu la foi et le monde devient un lieu désenchanté.
À travers le personnage de Winnie, le dramaturge évoque l'avènement d'une société qui ne croit plus en une transcendance.
C'est la petitesse de ce monde qui se met en place que l'écrivain expose en montrant la médiocrité de ce couple.

Beckett et ses sources

Samuel Beckett a toujours réfuté les interprétations. Mais ses déclarations ont évolué de manière révélatrice. Il a affirmé à Michel Polac, dans une lettre de janvier 1952, après que la première partie de En attendant Godot a été donnée à la radio, dans l'émission « Club d'essai », qu'il ignorait quasiment tout de sa propre pièce :

Je ne sais pas plus sur cette pièce que celui qui arrive à la lire avec attention. Je ne sais pas dans quel esprit je l'ai écrite. Je ne sais pas plus sur les personnages que ce qu'ils disent, ce qu'ils font et ce qui leur arrive. De leur aspect j'ai dû indiquer le peu que j'ai pu entrevoir. Les chapeaux melon par exemple. Je ne sais pas qui est Godot. Je ne sais même pas, surtout pas, s'il existe [.] Tout ce que j'ai pu savoir, je l'ai montré (6). 6. http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-En_attendant_Godot-1502-1-1-0-1.html

En réalité, Beckett a utilisé différents auteurs et combiné différentes sources. James Knowlson, dans la biographie qu'il a consacré à l'écrivain, a noté que les carnets de Beckett montrent qu'il a lu en cherchant à nourrir sa propre création, qu'il a exploité les autres auteurs et tenu un compte minutieux des emprunts dont il s'est servi pour sa propre écriture - James Knowlson a utilisé le mot « greffe » pour qualifier ce travail de Beckett (7). 7. James Knowlson, Beckett, Solin/Actes Sud., p. 226.

Beckett a appliqué dans ses grandes pièces cette méthode d'écriture expérimentée dans sa jeunesse. Cela permet de comprendre l'évolution de l'écrivain après la découverte par Suzanne Aron d'une source de En attendant Godot. Après la mise au jour de la référence à la pièce de Balzac, Le Faiseur (titre anglais : Mercadet), Samuel Beckett a voulu détourner l'attention des critiques en prétendant avoir été inspiré par un coureur cycliste nommé « Godeau »... avant de se contredire en attribuant l'idée de la pièce à une peinture de Caspar David Friedrich. En réalité, Beckett a trouvé l'idée de faire dire le monde par des clowns dans un roman de Francis Carco, L'Homme de minuit. Le succès de En attendant Godot ayant été largement dû à cette transcription du monde par des clowns, il était important d'en cacher l'origine. Non qu'il y ait eu plagiat dans la mesure où Beckett ne s'est servi de cette idée que pour exprimer une vision personnelle, mais son succès en aurait été entaché.

Dans Fin de partie, Beckett a pris comme schéma directeur un texte de l'écrivain français Sainte-Beuve qui estimait qu'une œuvre littéraire devrait comporter plusieurs thèmes, pour ne pas être taxée de pauvreté. Un écrivain, pensait le critique, devait être capable de manier et d'exprimer plusieurs idées à la fois. Dans cette œuvre multi-thématique, Beckett a fait une « somme culturelle » du monde en train de disparaître.
Fin de partie résume et réinvente le thème du maitre et du disciple. Elle réhabilite le maître et est composée de citations de grandes œuvres du passé, de pièces de théâtre, de romans, de poésies...
Beckett y critique la Poétique d'Aristote dont il dénonce la caractère scolaire, loin du tragique authentique; il critique la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel en défendant l'idée que ce n'est pas le travail qui libère l'homme, mais le fait d'avoir un père. L'auteur étend également une conception du mal empruntée à Marcel Proust, entérine le jugement sur la fin de l'art et de la culture qui était déjà le sien dans En attendant Godot, fait référence à une étude sur l'amélioration de la vue expérimentée par Aldous Huxley, etc

C'est un film de Julien Duvivier, Un carnet de bal, primé à la Mostra de Venise, qui sert de matière première à Beckett pour l'écriture de Oh les beaux jours, largement autobiographique.
Le film a la particularité de montrer un personnage de femme aliéné par sa mémoire. Ce film était d'autant plus susceptible d'attirer l'attention de Beckett que celui-ci avait consacré dans sa jeunesse un essai à La Recherche du temps perdu, dans laquelle la mémoire est, on le sait, la source de la libération du narrateur.
L'héroïne du film, Christine de Guérande, conserve de son premier bal un souvenir extatique qui l'a empêchée de vivre. Des années après, veuve d'un homme riche et âgé alors qu'elle n'a pas encore quarante ans, elle part à la recherche des cavaliers de son premier bal et réalise combien sa mémoire, qui l'avait amenée à magnifier un médiocre bal de sous-préfecture, était mensongère.
Dans Oh les beaux jours, Winnie est aussi aliénée par sa mémoire. Elle conserve des souvenirs béats de sa jeunesse, une après-midi à la campagne, son premier bal, son premier soupirant... Mais ces souvenirs faisaient écran à des peurs et des angoisses refoulées. Sa jeunesse enfuie, elle réalise que, toute sa vie, elle avait lutté contre la folie.


Les citations

À côté des références mentionnées précédemment et qui constituent la trame des œuvres, d'autres précisent un sens, apportent une information. Ces références sont nombreuses, l'ambition de Beckett ayant été d'écrire des pièces qui, idéalement, auraient été entièrement composées de citations et auraient constitué des tissus de références.
On découvrira nombre de citations dans mes articles et dans la littérature beckettienne.


Le référent philosophique du personnage

L'ambition de Beckett a été de mettre en scène le monde à travers quelques personnages. Pour cela, il considère que l'humanité peut être décomposée en quelques caractères représentatifs, sur le modèle du rayon de lumière décomposé par un prisme selon les couleurs de l'arc-en-ciel. Donc, quelques caractères fondamentaux incarneront l'humanité entière : les référents philosophiques des personnages.
Chaque personnage incarne une philosophie: Vladimir incarne la philosophie de Descartes; Estragon, celle de Leibniz; Pozzo, Lucky, Nell sont stoïciens; Winnie est une incarnation de la philosophie de Berkeley; Nagg est Epicurien; Hamm est aristotélicien; quant à Clov, Fin de partie traite de son éducation et le voit passer du non-être à l'être par l'acquisition du référent stoïcien d'abord, aristotélicien ensuite (8). 8. Je simplifie. Le lecteur verra dans l'article « Le référent philosophique...» que les choses sont plus compliquées.
Créer ses personnages à partir de philosophies présente plusieurs avantages. Les personnages sont déterminés par leur rapport au monde : par exemple, le référent cartésien crée un intellectuel, un personnage qui analyse les choses tandis que le référent berkeleyen produit un personnage pour qui les sensations sont essentielles, qui vit selon les sens.
De plus, l'écriture « par référent » permet du non-dit et de l'ambiguïté dont on connaît l'importance dans le cadre tragique. Le dialogue ressemble alors à une conversation dont on surprend une partie sans savoir de quoi on parle. Pour comprendre ce qui est dit, il faut la connaissance du référent philosophique. Alors, c'est le livre de philosophie qui donne le sens du dialogue.

Fin de partie : une tragédie?

La question se pose du caractère tragique des deux premières pièces de Beckett. Déjà, nous pouvons remarquer qu'il n'y a pas de tragique sans transcendance. Les spécialistes accordent une plus ou moins grande place à la transcendance dans le phénomène du tragique, mais il y a accord sur le fait qu'il n'y a pas de tragique sans transcendance. Henri Gouhier accorde une place essentielle à la transcendance (9) 9. Le théâtre et l'existence, Vrin, pp. 47-60. tandis que Fernand Robert, lors d'un colloque sur le tragique, se félicitait de ce que l'on n'ait pas accordé à la transcendance une place centrale, jugée par lui exagérée (10). 10. « Exigences du public et ressorts de la tragédie chez les Grecs » in Le Théâtre tragique. Études réunies et présentées par Jean Jacquot, éditions du C.N.R.S., 1962. Jean-Pierre Vernant fait de la transcendance une condition nécessaire, mais non suffisante du tragique (11). 11. Mythe et tragédie en Grèce ancienne, éd. Maspéro, 1973, p. 30. Quoiqu'il en soit, il y a eu transcendance: l'exigence morale de la maîtrise de soi a été cette transcendance qui s'est imposée à tous.
Une autre distinction peut être effectuée entre une pièce pour laquelle la question de savoir si c'est une tragédie se pose, et une autre pour laquelle la question ne se pose pas.
En attendant Godot appartient à cette seconde catégorie. La tragédie suppose un héros agissant, or Vladimir et Estragon, Pozzo et Lucky sombrent passivement dans le néant. Le personnage le plus lucide, Vladimir prend conscience de sa descente vers le non-être et sa chute est inexorable. Il n'agit jamais. Or, la tragédie est le spectacle qui donne à voir l'ambiguïté de l'action. Le héros tragique agit en interprétant une prédiction sans réaliser qu'elle est à double sens. Il ne comprend l'autre signification que quand il est trop tard. Quand il n'y a pas d'action, quand le personnage n'agit pas, comme les anti-héros de En attendant Godot, il ne peut y avoir de tragédie.
En revanche, la question se pose pour Fin de partie. Hamm, bien qu'aveugle et paralysé, est « en acte », et transgresse la morale transcendante de la maîtrise de l'instinct, pour « faire ». Le résultat de son action est Clov qui passe du non-être à l'être.
Dans un article ancien, j'ai montré que Beckett avait critiqué la Poétique qui, pour lui, se situait aux antipodes du tragique (12). 12. « Fin de partie : Samuel Beckett critique d'Aristote » Revue d'Histoire du Théâtre, n°1, 1994, p. 17-27. Pour Fin de partie, Beckett se place dans le sillage de Hamlet.
Hamlet se pose la question de ce qui se passe après la mort. C'est ce qui le retient de se suicider. Il n'ose pas agir, c'est à dire se tuer. En revanche, Hamm ne tergiverse pas : il agit. Dans le but de pouvoir mourir, il éduque Clov qui, devenu adulte, s'en ira. Alors, ils seront tous les trois, Hamm, Nagg et Nell, abandonnés à leur sort. Hamm devra alors affronter ce monde d'après la mort, comme évoqué à travers une citation du pseudo-Aristote du Traité du ciel.
Cela suffit-il pour faire de Fin de partie une tragédie?
On pourraît considérer que si Hamlet était une tragédie, Fin de partie serait également une tragédie. Je l'ai probeblement écrit moi-même, il y a longtemps. Mais cherchons un peu plus loin.
Hamm a été victime de l'égoïsme de Nagg qui laissait pleurer la nuit l'enfant terrifié pour ne pas avoir à se déranger et rester dormir tranquillement. Il a été victime de Nell qui le hait et se réjouit de le voir souffrir, parce qu'elle était une jeune fille rêveuse qui se rêvait en héroïne de roman et qui s'est retrouvée à accomplir des tâches ménagères. Le malheur de Hamm est d'être né. Il n'a pas été victime des dieux qui n'existent plus - ni au pluriel, ni au singulier - mais des parents qu'il a eus.
Ce n'est pas l'enfance de Hamm qui amène le tragique. Il est dramatique d'avoir des parents aussi lamentables. En aucun cas, ce ne peut être tragique.
Le tragique repose sur la transgression. Hamm a maîtrisé l'instinct, la vie, jusqu'à devenir aveugle et paralysé. En même temps, il a été pris dans un réseau de haines réciproques, haïssant sa mère, détestant son père, haï par elle et détesté par lui. Au moment de mourir, Hamm trouve en lui-même la force de briser ce cercle de haines réciproques dans lequel il est enfermé et de découvrir l'amour paternel. Ayant éduqué Clov, Hamm est devenu son père et il aime maintenant ce dernier comme un père aime son fils.
Fin de partie clôt le cycle commencé avec Cinna. Dans Cinna, par un effort de volonté surhumain, l'empereur romain surmontait une colère légitime devant la trahison de ceux qu'il avait comblés de bienfaits et conquérait une maîtrise surhumaine. Il devenait un dieu vivant, les personnages tournant autour de lui comme les planètes autour du soleil, selon l'image de NIcolas Grimaldi (13)... 13. Nicolas Grimaldi, Le Désir et le temps, P.U.F., 1971. Dans Fin de partie, c'est le chemin inverse que Hamm parcourt. Ce personnage d'une culture universelle, qui a dominé ses sens jusqu'à l'extrême et est obsédé par l'idée d'être « au centre », avec son père et sa mère de côté, dans les poubelles, retrouve dans ses derniers moments le chemin des sentiments et rejoint l'humanité (14). 14. Depuis l'écriture de Fin de partie, la conception du tragique a évolué sous l'influence de René Girard. J'ai cherché à comprendre comment Beckett avait voulu écrire une tragédie en restant dans le cadre des conceptions qui étaient celles de l'époque où il a écrit.


L'après-tragique

Humphrey D. F. Kitto, dans un exposé sur le tragique, « Le déclin de la tragédie à Athènes et en Angleterre », présenté en 1961 lors d'un congrès à Paris (15), 15. L'étude de Humphrey D. Kitto a été présentée en mai 1960 à Royaumont. In Le Théâtre tragique, op., cit. remarquait des convergences surprenantes entre les périodes de l'après-tragique en Grèce et en Angleterre. Cela amène à s'interroger sur la période qui a suivi la création de Fin de partie, c'est à dire la fin des années cinquante.
Résumons rapidement les constatations du professeur Kitto et comparons avec ce qui se passe en France :
- À Athènes comme en Angleterre, la tragédie disparaît du jour au lendemain. Le théâtre tragique grec faisait appel à des mythes connus de tout le monde. En très peu de temps, le théâtre ne s'intéresse plus qu'à des individus. En Angleterre, après la mort de Shakespeare, la tragédie disparaît soudainement, plus rapidement encore que la tragédie grecque. À la largeur de la vision tragique s'est substituée l'étroitesse de la vision dramatique, l'ampleur de vue s'est rétrécie :

En ce qui concerne le IVè siècle, son drame et sa critique, les dieux ont disparu derrière l'horizon, nous ne trouvons plus en face de nous que des hommes. Il paraît en aller de même au siècle des lumières. La Providence, la Nature de Shakespeare, tout ce dont il avait hérité de la pensée et du drame médiéval, ne signifiait plus rien. (p. 72)

Le thème du maître et du disciple actualise, à chaque époque, le mythe créé par Corneille. De plus, les personnages mis en scène dans cette actualisation sont prédéterminés : ils sont là pour critiquer la thèse de Corneille et illustrer la thèse inverse (16). 16. Vladimir et Estragon, Nagg et Nell ne sont pas des maîtres ou des disciples, mais ils sont là pour montrer la déchéance du monde. Si l'on prend l'exemple de Vladimir, il a des siècles d'existence: il est né au temps de Corneille et de Descartes et sa vie se confond avec celle de son référent. Dans En attendant Godot, nous suivons la transformation des deux « personnages » principaux en « marionnettes philosophiques » (17). 17. Cf. Gérard Piacentini, Samuel Beckett mis à nu par ses auteurs, même, Nizet, 2006, pp. 33 et sq.
Après Fin de partie, Beckett s'est tourné vers l'autobiographie. Lui-même et son épouse sont les anti-héros de Oh les beaux jours. La morale de la maîtrise de soi, qui donnait le sens au théâtre, supérieure aux individus, n'existe plus. Nous suivons essentiellement les vicissitudes d'un couple.
Par la suite, les auteurs ou metteurs en scène s'intéressent à des personnages quotidiens, un couple ouvrier dans Loin d'Hagondange de Jean-Paul Wenzel (18) ; 18. Mise en scène de Patrice Chéreau. un jeune homme atteint du sida qui rend visite à sa famille sans réussir à leur annoncer sa mort prochaine dans Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce (19) ; 19. Porté au cinéma par Xavier Dolan, Grand Prix du Festival de Cannes en 2016. une enseignante auxiliaire, un vendeur dans un magasin de magasin de bricolage dans les mises en scène de Jacques Lassalle (20), 20. Jacques Lassalle, avant d'être Administrateur de la Comédie française, a donné des cours à l'Université de Paris III dont le thème était la théâtralisation du quotidien. Je me limite à quelques références notables. dans des pièces écrites par lui-même ou par Michel Vinaver, etc

- À Athènes comme en Angleterre, après la disparition de la tragédie, les gens ont le cœur trop sensible pour pouvoir supporter la mort imméritée d'un innocent. Ils manifestent de la répugnance devant les spectacles tragiques dont leurs parents ou grands parents avaient été spectateurs:

Dans un temps relativement court, deux ou trois générations, les auteurs, le public et les critiques semblent avoir perdu tout pouvoir imaginatif devant le spectacle de leur propre tragédie classique; en fait, il n'est presque pas exagéré de dire qu'ils manifestent des signes de réelle aversion envers la tragédie elle-même. (p. 65)

Aristote nous apprend que les morts d'Antigone ou de Cassandre ont créé de la répugnance chez les critiques grecs du IVème siècle. En Angleterre, le docteur Johnson se félicite que Nahum Tate ait arrangé Le Roi Lear afin que Cordelia soit sauvée et heureuse, sa mort ayant été insupportable pour le célèbre critique littéraire. Lui-même modifia Roméo et Juliette afin que Juliette ne connaisse pas un destin tragique. Et si le docteur Johnson estime que pour satisfaire le public, il faut que la vertu triomphe, ce n'est pas seulement par sentiment personnel: il faut attendre la deuxième moitié du 19è siècle pour que l'on rejoue le Shakespeare authentique et non pas celui « amélioré ».
Lors de la création de En attendant Godot, on a pu remarquer des sentiments très voisins de ceux éprouvés par Aristote et le docteur Johnson lors de la scène du discours de Lucky. Des hommes sont indignés et des femmes ne supportent pas la manière dont Lucky est traité. Le scandale est tel que, un soir, la police intervient et évacue la salle. Un critique dont l'article favorable a incité des spectateurs à aller voir la pièce reçoit des lettres de protestation. Il en publie deux dans la revue Arts (21).
21. 27 février 1953.
La première est celle d'un homme, manifestement bourgeois :

Je vais au théâtre pour y trouver pendant quelques heures de l'art et de la spiritualité que je ne trouve pas dans mon existence matérielle quotidienne et si j'ai sifflé la pièce (?) de M. Beckett, c'est parce qu'elle ne m'apportait rien de cela, sinon le dégoût.

La seconde est celle d'une spectatrice :

Supporter pendant vingt minutes au moins ce valet épuisé et égrotant est au-dessus des forces de bien des femmes et ma voisine ne cessait de murmurer : « Horrible ! Horrible ! » et je suis entièrement de son avis.

Il est curieux de constater que les sentiments exprimés par ces personnes sont identiques à ceux exprimés par les spectateurs athéniens ou londoniens après la disparition de la tragédie. Quand le docteur Johnson écrit, c'est un siècle et demi après la mort de Shakespeare. Quand Aristote compose la Poétique, Euripide est mort depuis plus de soixante ans et ses dernières tragédies remontent à trente ans encore en arrière. Or les sentiments de rejet qui apparaissent dans les lettres des spectateurs de En attendant Godot sont contemporains de la création, alors qu'on les attendrait plutôt aujourd'hui, soixante-dix ans après (22).
22. C'est le même sentiment de refus du tragique qui s'exprime dans et à propos du film de Gilles Lellouche, Le Grand bain, inspiré du film anglais The Full Monty et qui montre quelques personnages masculins à la dérive qui reconquièrent l'estime d'eux-mêmes en gagnant le championnat du monde de natation synchronisée après quelques mois d'entraînement. Sur 40 critiques, le film a obtenu 12 fois le score maximum de 5 étoiles, 21 fois 4 étoiles, et seulement 2 fois 2 étoiles. Les critiques parlent d'un « film qui fait du bien », d'un « feel-good movie »...
Pourquoi les spectateurs ne ressentent-ils pas les mêmes sentiments que les spectateurs grecs ou élisabéthains au moment des créations. Pourquoi ce décalage?
Il ne semble pas qu'il y ait eu en France de conscience claire du tragique. Jean-Marie Domenach a, certes, cru le voir ressusciter dans ce qu'il nomme nomme l'infra-tragédie, s'accomplissant avec les éclopés de Beckett (23). 23. Le Retour du tragique, Seuil, 1973, p. 261. Mais il semble que les spectateurs aient été trop habitués, par le théâtre bourgeois, à ne voir sur la scène que des reflets d'eux-mêmes. Aussi ils ne perçoivent pas la dimension intellectuelle, ils ne repèrent pas le message. En fait, les personnages de En attendant Godot n'ont même pas ce semblant d'existence que revêtent les personnages de théâtre. Ce sont des pantins fabriqués pour nous dire que l'art et la culture sont moribonds et que l'argent va devenir la mesure de toute chose (24) 24. Voir note 15. . Mais ceci n'arrive pas à la conscience des spectateurs qui réagissent avec leur sensibilité.

- À Athènes comme en Angleterre, après la mort de la tragédie, les intellectuels - Aristote ou le docteur Johnson - sont incapables de penser qu'une œuvre puisse avoir un sens, pas plus qu'ils ne sont capables d'en avoir une vision globale. La capacité de considérer une pièce dans sa totalité disparaît. Aristote se montre incapable de comprendre Médée, ou bien quelques unes des tragédies d'Euripide. De même, le docteur Johnson, ne comprend pas Coriolan car, remarque Kitto,

N'est-il pas clair que Johnson n'a jamais attendu d'une pièce qu'elle ait un sens - selon la manière dont les poètes tragiques entendaient le sens ? (...) L'idée s'est évanouie que le dramaturge puisse vouloir dire, par le moyen de la tragédie, quelque chose d'une réelle importance (...) Nous ne savons plus attribuer de profondeur philosophique à la tragédie, parce que nous ne la replaçons plus dans sa véritable perspective, parce que nous ne faisons plus le sérieux effort d'imagination que le poète considérait comme allant de soi. (p. 73)

Ce phénomène prévaut dans l'université française contemporaine. Considérons par exemple ce livre consacré à En attendant Godot et Fin de partie, écrit pour le programme de l'agrégation de lettres modernes, Beckett à la lettre (25). 25. Hubert de Phalèse, op., cit.. Selon les auteurs:

L'ordinateur permet ici de prendre Beckett " à la lettre ", sans se préoccuper a priori d'interprétation, sans trouver à toute force des symboles et des clés dans une œuvre dont l'auteur a toujours assuré qu'elle ne disait que... ce qu'elle disait. La rigueur de l'approche informatique rejoint ainsi les scrupules d'une critique beckettienne qui ne cherche pas à extrapoler mais seulement à mettre en évidence les ambiguïtés, les résonances, les finesses d'un texte remarquablement construit et complexe.

Peut-on dire plus clairement que cette interprétation reste à la surface du texte. Ces auteurs - ce livre est collectif et regroupe 7 ou 8 universitaires - ont lu les pièces de Beckett en étant évidemment persuadés qu'il n'y avait rien à comprendre, rien à approfondir, et que le texte de Beckett aboutissait à un « degré zéro du dialogue », comme ils le remarquent par ailleurs (26).
26. Voir supra.
C'est le constat qu'avait déjà fait, en 1974, l'auteur du livre français le plus connu consacré au théâtre des années cinquante. Emmanuel Jacquart, dans Le Théâtre de dérision, analysant un épisode de En attendant Godot, notait :

Ainsi, les rapports Pozzo-Lucky qui paraissaient nets et simples deviennent subitement flous et complexes. Selon son habitude, Beckett nous amène devant le Sphynx (27). 27. Coll. Idées, Gallimard, 1974, p. 140.

Dans ce climat d'incompréhension, proposer une interprétation est une gageure. Dans un livre que j'ai publié en 2006, Samuel Beckett mis à nu par ses auteurs, même, je montrais, à partir d'un certain nombre d'exemples, que l'interprétation par le référent philosophique d'épisodes particulièrement obscurs rendait le texte parfaitement compréhensible. Armand Delcampe, auteur d'une mise en scène mémorable de Fin de partie qui avait connu un succès considérable à Paris, en 1995, en soulignait l'intérêt dans la préface qu'il avait accepté d'écrire. Dans une recension parue dans Les Lettres romanes, l'auteure, Isabelle Ost, écrit :


Malheureusement, là n'est pas le seul défaut de l'essai [de Gérard Piacentini]. Un autre consiste à vouloir systématiquement rechercher des clés d'interprétation, qui nous sont délivrées comme si elles devaient nous apporter la vérité ultime et jusque-là voilée de l'œuvre (que seul l'auteur, G. Piacentini, aura été à même de découvrir). Certaines, il faut le reconnaître, se basent sur des intuitions de lecture plutôt intéressantes : comme celle qui consiste à faire de chaque personnage le porte-bannière d'un courant philosophique, ou celle qui associe Fin de partie à la Poétique d'Aristote. On regrettera cependant que ces intuitions parfois prometteuses, et qui donneront peut-être des pistes de travail aux metteurs en scène, tournent en général assez court, une fois passé " l'effet de surprise " qu'elles sont censées produire. Ou encore que, pour justifier la validité d'une interprétation, on ne force les éléments dramatiques à entrer dans le cadre de celle-ci. Autant de défauts liés à une lecture herméneutique qui prétend ne pas se laisser " tromper ", comme tout le monde l'a été, par Beckett (28).
28 . Les Lettres Romanes, n°1-2, tome 61.

Ce texte manifeste une grande confusion d'esprit. L'auteure reconnaît la validité de la création des personnages à partir de philosophies, la relation avec la Poétique d'Aristote. Mais ces aperçus disparaissent aussitôt de la conscience de l'auteure comme on le voit à la fin de son analyse.
Par ailleurs, posons-nous une question : quel est l'intérêt de tous ces écrits sur le théâtre en général, et sur les grandes pièces de Beckett en particulier, s'ils n'apportent rien aux metteurs en scène ? Il faut le réaffirmer : le théâtre n'est pas fait pour être lu, mais pour être représenté.
Continuons avec notre auteure :

Toutefois, ceci ne serait que simplement irritant si l'essai n'avait, en guise de fil rouge, la volonté de ramener l'œuvre à " une métaphore du déclin de la pensée et de l'art français " (...)... Non, il n'est pas le chantre de " la disparition de la morale ", de " la fin du monde ", monde " que la beauté a déserté " et où " l'art n'existe plus " (p. 26) ! Et il semble douteux que l'on puisse décréter, à propos d'un auteur qui, pour ainsi dire, incarne la création " post-moderne ", que " pour Beckett, plus c'est moderne, plus c'est nul ! " (p. 39).

J'ai analysé le discours de Lucky dans « Samuel Beckett mis à nu... ». Le morceau est une parodie de discours savant, où les assonances scatologiques côtoient les plaisanteries grossières : les recherches inachevées de « Testu et Conard » et de « Fartov et Belcher »... Le monologue suit une pente descendante de la pensée à partir de Descartes. Après des références désobligeantes à Heidegger et à Sartre : « La tête la tête la tête hélas », Beckett associe à Verlaine le terme plutôt dépréciatif de « Conard ! »... Comment peut-on écrire que Beckett n'annonce PAS la fin de la culture et de l'art (29) !
29. Knowlson, dans sa biographie de Beckett, écrit que vers la fin de sa vie, Beckett ne lit plus ses contemporains, mais ses « vieux radoteurs » : Chaucer, Pascal, Schopenhauer, Shakespeare, Dante, La Fontaine, Pope, Swift, Kierkegaard, Goethe, Heine, Mallarmé. Op. cit., p. 821.

Suivons l'enchaînement qui mène à un autre ouvrage, ce qui va nous dévoiler quel est l'alpha et l'omega de la critique selon cette personne :

Bref, on prendra ce livre pour ce qu'il est, au-delà de ses prétentions à déceler le fin mot des textes : un essai, une tentative d'interprétation tous azimuts qui, somme toute, apporte quelques détails de lecture, quelques décryptages de références érudites qui ne sont pas inintéressants...
Le second livre en question est d'une autre trempe. Contrairement à l'auteur précédent, Paul Stewart affirme dès la première phrase que son étude n'est pas une tentative " d'expliquer tout Beckett ", tentative nécessairement vouée à l'échec. Au contraire, il s'agit de faire de cette impossibilité même le point de départ de l'hypothèse...

Beckett serait-il une incarnation du Malin Génie qui se plait à tromper l'homme ? Si l'on pense qu'une œuvre est incompréhensible, il me semble préférable d'éviter d'écrire sur le sujet, et lorsqu'on a pour mission de rendre compte d'écrits d'auteurs, il me semble qu'un effort de distanciation s'impose.

Alain Finkielkraut, dans La Défaite de la pensée, constate la fin de la signification (30). 30. Gallimard, coll. Folio/essais, 1995, p. 178. Ce constat n'était-il pas inévitable? N'était-il pas compris dans la succession des œuvres traitant du maître et du disciple?
Le thème du maître et du disciple, qui trouve son origine au XVIIème siècle, concerne des hommes, l'un d'un certain âge et l'autre plus jeune, le plus âgé étant un homme de savoir en même temps qu'une référence morale. Beckett, dans ses deux pièces, En attendant Godot et Fin de partie signe la fin du thème. C'est également l'époque des grands changements qui interviennent dans la société française.
C'est le début de la société de consommation, caractérisée par la dictature du désir et la recherche de sa satisfaction immédiate : on se situe maintenant aux antipodes de ce qui a justifié la création du thème du maître et du disciple.
Le souci exclusif du présent s'installe.
Comment est-on passé d'une société marquée par le souci de la maîtrise de l'instinct et de la signification à une société marquée par le refus de la signification et par la dictature du présent et la libération des instincts ?
La réponse se situe dans la nécessité pour chaque génération d'acquérir sa propre identité.
Chaque génération prend une distance avec la génération qui la précède. Or l'homme étant désir et raison, et l'accent ayant été mis par Corneille et Descartes sur la raison, l'évolution et la différentiation ne peuvent se faire que sur le versant du désir. Chaque génération est plus désirante que la précédente. Le mythe fondateur s'éloigne toujours plus et perd son influence. Lorsque l'on parvient à Mai 1968, la morale de la maîtrise de l'instinct n'a plus de sens. Le souci de la satisfaction des instincts est prédominant.
Dans la société nouvelle du désir libéré et des familles recomposées, les garçons supportent mal d'être privés de leur père, indispensable pour parvenir à l'état d'adulte - c'est toute la leçon de Fin de partie. Beaucoup doivent alors affronter dans un état de mal-être une vie qui ne peut leur procurer que peines et déceptions.
Comment la situation évoluera-t-elle ? Le mythe de l'éternel retour dit que l'histoire est un recommencement...

mis en ligne le 11 février 2019