théâtre

Gérard Piacentini :
Samuel Beckett aurait-il trouvé l'inspiration de Oh les beaux jours dans " Un carnet de bal ", film de Julien Duvivier ?

Samuel Beckett a écrit ses grandes pièces autour d'une ou plusieurs oeuvres "constituantes" qu'il amalgame et qui en constituent l'ossature ; ensuite, une série de références à  des oeuvres secondaires apportent des nuances, dans un cadre déjà  fixé.
Ces oeuvres constituantes sont principalement choisies dans le cadre de la culture européenne ; autant dire que le domaine est vaste. On peut en retracer certaines en s'intéressant à  ce que l'on sait des goûts et des lectures de l'auteur, mais parfois, il ne faut compter que sur la chance. C'est ce qui est arrivé lorsque je suis allé voir un film de Julien Duvivier datant de 1938 et qui avait été primé au festival de Venise : "Un carnet de bal".
A ma connaissance, il n'y avait pas de possibilité, entre 1938 et 1960, d'avoir un film à  disposition pour le voir et le revoir. Pourtant, Samuel Beckett semble avoir eu une connaissance poussée du film de Julien Duvivier. Le moins que l'on puisse supposer est que Samuel Beckett l'aurait vu à  plusieurs reprises, ce qui amène la question : pourquoi se serait-il particulièrement intéressé à  ce film ? C'est "la mémoire" qui est la réponse à cette question.
Au début des années 30, Beckett a publié un essai consacré à  Proust et dans lequel il traite de la mémoire (1) 1. Samuel Beckett, Proust, trad. et notes Edith Fournier, Minuit, 1990. . Or, la mémoire est le thème central du film de Julien Duvivier.
Christine de Guérande, une femme encore jeune, qui vient de perdre un riche mari âgé, retrouve incidemment son " carnet de bal " : le carnet dans lequel sont inscrits les noms de ses cavaliers, lors de son premier bal - elle avait seize ans à  l'époque. Pour retrouver ce passé, elle part à  la recherche de ses anciens cavaliers.
Tous ont eu leur vie brisée ou bien ont connu l'échec. Le premier s'est suicidé, désespéré quand il a su que Christine en épousait un autre ; le second est devenu un avocat véreux qui, radié du barreau, est devenu le chef d'une bande de voyous ; un troisième est entré dans les ordres ; un autre est devenu guide de haute montagne, déçu par la vie de la grande ville ; un autre est un médecin avorteur qui, après la visite de Christine, tue sa maîtresse et se suicide, ayant pris conscience de sa déchéance ; un autre encore, qui avait une grande ambition politique, est devenu le maire de son village et épouse sa bonne... 
C'est de sa rencontre avec le dernier de la liste que jaillit la vérité. Devenu coiffeur, il continue à  fréquenter, dans la même ville, le même bal que celui dont elle conserve un souvenir extatique. Le coiffeur emmène Christine dans un bal identique à  celui qu'elle a connu près de vingt ans plus tôt. Mêmes personnes, même décor, rien n'a changé insiste-t-il. Et l'image idéalisée se délite, le mensonge du souvenir se révèle. La salle n'est pas luxueuse comme dans son souvenir, les jeunes femmes ne sont pas toutes vêtues de mousseline, les danseurs ne sont pas tous en frac : Christine est confrontée à  la médiocrité d'un bal de sous-préfecture. A côté de Christine, une jeune fille de seize ans contemple le décor d'un oeil émerveillé - comme Christine, elle se mentira à  elle-même toute sa vie... 
On ne s'étonne plus que " Un carnet de bal " ait attiré l'attention de l'essayiste de Proust. L'écrivain a été frappé par un film qui ne présente pas la mémoire comme une source de libération, comme l'a fait le romancier de La Recherche, mais au contraire comme un instrument d'aliénation. L'héroïne du film a inconsciemment embelli un souvenir qui l'a empêchée de vivre. Empêtrée dans un rêve romanesque, elle a épousé un homme âgé qui lui a procuré une vie luxueuse, mais dont l'âge aurait dû être, pour elle, un obstacle. Lorsqu'il meurt, elle se retrouve seule. Christine est passée à  côté de sa jeunesse et de sa vie.
Brémond, l'ami homosexuel de Christine, la met en garde lorsqu'elle évoque le désir de retrouver ses anciens amoureux ; selon lui, elle cherche seulement à  attirer de nouveau vers elle le désir. Il la prévient : il pense qu'elle a inconsciemment embelli le souvenir de son premier bal et qu'elle va connaître une déception.
L'épisode le plus significatif du film est le sketch qui met en scène Christine et Pierre Verdier (incarnés par Marie Bell et Louis Jouvet). En effet, dans ce sketch, Christine se fait reconnaître de Pierre Verdier en lui envoyant un message qui reprend deux vers du poème " Colloque sentimental " :

Dans le grand parc solitaire et glacé
Deux ombres ont tout à l'heure passé (2). 2. Un vers du poème de Verlaine et une réplique de la pièce d'Alan Alexander Milne, Give me Yesterday ont suggéré à Beckett le titre de sa pièce.

Avocat rayé du barreau, Pierre Verdier gère une boite de nuit et patronne les activités d'une bande de voyous. Pierre et Christine sont en train de se remémorer le poème de Verlaine quand la police vient arrêter Pierre pour un cambriolage que sa bande vient de commettre.
Une réplique de Louis Jouvet, qui évoque leur flirt passé, exprime l'essence du film. Ce ne sont pas des gens qui évoluent, mais des mondes qui changent :

Pierre.- On était idiots. C'était charmant.
Christine.- On faisait des projets.
Pierre.- Des espèces de rêves.
Christine.- Vous m'appeliez Clara d'Ellébeuse à  cause d'un vers de Francis Jammes.
Pierre.- Et vous me surnommiez " Pierre L'Indécis " à  cause de ma timidité.
Ah... Comme l'on resterait pur si l'on se souvenait davantage de sa jeunesse. A force de vivre, on perd sa trace et l'on prend de drôles de chemins, Clara d'Ellébeuse. [Silence.]
Christine.- Pierre l'Indécis. Vous étiez un singulier garçon.
Pierre.- Oui. Il y a longtemps. Ça se passait dans un autre monde. [souligné par GP]

La pièce de Beckett laisse entrevoir une différence de perspective dès la présentation du personnage. Alors que Christine de Guérande a trente-cinq ans, Winnie a la cinquantaine et la pièce retrace la dernière journée qui la rattache encore à la jeunesse. Au soir de cette journée, Winnie est une vieille femme.
Pour Winnie qui, maintenant se retrouve en enfer, un autre monde a existé, autrefois... Autrefois, elle a été cette jeune fille qui, comme Christine, a connu l'excitation d'un premier bal : " mon premier bal ! " ; elle a connu des moments d'inconscience et de bonheur, dans le clos de Fougax et Barrineuf. Puis la vie adulte est arrivée, la romance s'est terminée, Willie lui a mis dans les mains un sac pour faire les commissions.
L'épisode dans lequel Christine retrouve Alain Regnault (Harry Baur) souligne également la dichotomie entre le présent et un passé qui transforme les êtres en ombres.
Christine retrouve cet homme, largement plus âgé qu'elle - elle avait seize ans tandis que lui approchait la quarantaine - et qui était amoureux d'elle. Ce compositeur et interprète de grande renommée avait composé un morceau pour elle : " La sonate d'un jour d'espoir. " Mais pendant qu'il interprétait ce morceau, elle avait ri et parlé avec un jeune homme sans faire attention à la musique. Le coeur du compositeur, qui avait mis dans son oeuvre tout son amour pour la jeune fille, en fut brisé et son amour se reporta sur le fils qu'il avait eu d'une liaison de jeunesse et qui écoutait avec passion son père jouer. Malheureusement, l'enfant mourut peu après. Alain Regnault entra dans les ordres et consacra sa vie aux enfants des autres. Quand Christine vient le retrouver, le passé n'a plus d'existence. Son fils n'est plus pour lui qu'une ombre, comme Christine :

Christine : Il est mort ?
Alain Regnault : Oui. Quelques semaines après. Une ombre. Parmi d'autres ombres. Et celle de cette jeune fille. Si aujourd'hui, elle n'était pas une ombre, je ne pourrais pas vous dire ce qu'elle fut pour moi.

Pour transformer ses propres personnages en « ombres » ou en « spectres », pour suivre le poème de Verlaine et le film de Duvivier, Beckett a utilisé la philosophie de Berkeley. Nous avons vu que, selon cet auteur, la mort débouche sur une autre vie qui continue exactement la vie présente : les deux personnages, Winnie et Willie, sont morts (3) 3. Voir sur Calaméo : « le référent philosophique comme caractère du personnage dans le théâtre de Samuel Beckett », p. 45. . Maintenant, ils sont en enfer et revivent éternellement la même journée.
Un autre sketch met en évidence la manière dont Beckett transpose les données du film. Dans l'épisode où Christine rencontre François Patusset (Raimu), le maire de ce village provençal qui épouse sa bonne, Beckett fait entrer le dialogue du film dans son propre moule berkeleyen, en utilisant une interrogation du philosophe sur le statut du souvenir. Berkeley, dans son Cahier de notes, se demande comment on peut penser à des êtres ou à des actions sans liens avec la situation actuelle de nos sens (4) 4. Cf. « le référent philosophique... » p. 46, note 56. . Dans le film, nous avons le monologue suivant :

François Patusset : Je n'ai pas besoin de te voir ni de t'entendre pour te reconnaître . Tiens, je ferme les yeux comme ça, là, (Il ferme les yeux) et je t'entends comme je veux en ce moment. Tu me dis toutes les paroles que tu n'as jamais voulu me dire avec ta vraie voix. Oh, c'est épatant !

Chez Beckett, on a :

Winnie.- (Regardant devant elle, toque à la main, ton de fervente réminiscence.) Charlot Chassepot ! (Un temps.) Je ferme les yeux - (Elle enlève ses lunettes et ferme les yeux, toque dans une main, lunettes dans l'autre.) - et suis de nouveau assise sur ses genoux, dans le clos à Fougax et Barrineuf, derrière la maison, sous le robinier.

Les analogies ne s'arrêtent pas là. On peut noter que si Christine a été aimée par le grand musicien Alain Regnault qui lui a dédié une sonate, Willie avant de se transformer en goujat, a adressé à Winnie de très beaux vers - empruntés par Beckett à Pétrarque - :

D'or tu as dit, ce jour-là, enfin seuls, cheveux d'or - (elle lève la main dans le geste de porter un toast.) à tes cheveux d'or... puissent-ils ne jamais... (la voix se brise.) ne jamais...

Le caractère autoritaire et exclusif de Winnie a des précédents dans le film. Dans un premier sketch, Eric Irvin (Pierre Richard-Willm) qu'elle a connu parisien, est devenu guide de montagne. Il mène une vie solitaire, mais apaisée, et somme toute, heureuse. À peine a-t-elle débarqué dans sa vie qu'elle veut qu'il se consacre à elle. Une avalanche nécessite qu'il se porte au secours des victimes, elle essaye de le retenir. Faute d'y avoir réussi, elle repart le lendemain sans l'avoir revu, ne supportant pas d'avoir perdu face à la « maîtresse » qu'est pour lui la montagne.
Un second sketch, plus dramatique, qui met en scène Thierry Raynal, (Pierre Blanchar), souligne une méchanceté qui existe aussi chez Winnie.
Christine retrouve Thierry Raynal, devenu médecin avorteur, et qui vit avec sa maîtresse Gaby. Arrive Christine, alors qu'il vient de décider de devenir médecin à bord d'un bateau, ce qui lui permettra d'échapper à l'enfer qu'est devenu son ménage. Gaby jalouse cette femme qu'elle ne connaît pas et qui appartient au passé de son compagnon. Furieuse de savoir qu'il veut s'éloigner d'elle, elle l'humilie, déclenchant chez lui une crise de folie.
Chez Beckett, la méchanceté de Winnie prend un caractère symbolique. C'est le coup de parapluie qu'elle donne à Willie, et qui fait couler son sang. Mais le personnage est gentil et passif, ce qui est souligné par sa manière de rendre l'ustensile à son égoïste et irascible épouse. Quant au caractère autoritaire de Winnie, il se montre dans l'épisode où elle le dirige :

Rentre dans ton trou à présent, Willie, tu t'es exposé suffisamment. (Un temps.) Fais comme je te dis Willie, ne reste pas vautré là, sous ce soleil d'enfer, rentre dans ton trou (Un temps.) Allons, Willie... Pas la tête la première, je te dis. (Un temps.) Plus à droite. (Un temps.) A droite, je te dis.( Un temps. Agacée.) Mais bas les fesses, bon dieu ! (Un temps.) Maintenant ! (Un temps.) Voilà !

Willie met son chapeau de paille, ce qui traduit son envie de quitter Winnie, puis le retire, signe de son indécision : comme Thierry Raynal, il est velléitaire.
Le suicide est un thème du film qui existe également dans la pièce. Le fils de madame Audié (Françoise Rosay) s'est suicidé d'un coup de revolver lorsqu'il a appris le mariage de Christine. Dans Oh les beaux jours, Winnie a sorti un revolver de son sac et l'a posé en évidence à côté d'elle :

(Elle... plonge la main dans le sac et en sort le revolver. Dégoûtée.) Encore toi ! (Elle ouvre les yeux, revient de face avec le revolver et le contemple.) Vieux Brownie ! (Elle le soupèse dans le creux de sa main.) Pas encore assez lourd pour rester dans le fond avec les... dernières cartouches (5) 5.Ces « dernières cartouches » sont à double sens : références aux babioles que les femmes utilisent pour se maquiller et à la célèbre peinture d'Alphonse de Neuville. ?

Willie aussi a voulu mourir :

Tu te souviens de Brownie, Willie ? (Un temps.) Tu te rappelles l'époque où tu étais toujours à me bassiner pour que je te l'enlève. Enlève-moi ça, Winnie, enlève-moi ça, avant que je mette fin à mes souffrances.

Dans la pièce comme dans le film, l'accent est mis sur un revolver. Le revolver est à côté de Winnie dans une grande partie de la pièce, marquant la tentation du suicide ; dans le film, Thierry Raynal assassine sa maîtresse avec un revolver : on le voit introduire les cartouches dans le barillet. Un dernier plan montre l'arme braquée vers les spectateurs, mais un fondu au noir dérobe la scène du meurtre et celle du suicide.
À Eric Irvin, Christine demande d'une manière insistante de répondre à sa question : « Etais-je jolie ? ». À cette question Eric Irvin ne veut pas répondre. Winnie aussi s'inquiète de sa capacité à séduire :

Fut-il jamais un temps, Willie, où je pouvais séduire ? ( Un temps.) Ne te méprends pas sur ma question, Willie je ne te demandes pas si tu as été séduit, là-dessus nous sommes fixés, je te demande si à ton avis je pouvais séduire.

Dans le film de Duvivier, Christine rêve sur la musique de la « Valse grise », tandis que dans la pièce de Beckett, Winnie écoute l'air célèbre de « La Veuve Joyeuse », une valse également.
La pièce s'écarte du film dans le dernier sketch et lors du retour de Christine dans sa maison italienne. Chez Duvivier, après être retournée au bal avec le coiffeur (Fernandel) Christine commence à réaliser combien elle s'était trompée. La confrontation avec la réalité médiocre fait apparaître le souvenir éblouissant comme un mensonge. Malgré tout, ses illusions refusent de mourir totalement. Lorsque son ami Brémond lui annonce que le seul de ses cavaliers qu'elle ait peut-être aimé habitait de l'autre côté du lac où elle a vécu avec son mari, elle refuse dans un premier temps d'aller le voir, de peur d'une nouvelle déception et pour sauvegarder une part de rêve. Mais Brémond insiste et lui conseille de purger le passé. Elle y va et trouve le fils de son ancien cavalier qui lui annonce que son père est mort, ruiné par sa générosité. Une possibilité de bonheur a existé, mais elle l'a laissé s'échapper. Elle est obligée d'accepter la réalité.
Ce qui caractérise ce réel retrouvé, c'est son insignifiance. Au fils de l'homme qu'elle a aimé et qu'elle a, en quelque sorte, adopté - il la nomme sa marraine -, elle dit : « C'est important un premier bal », alors qu'il s'habille et se prépare pour son « premier bal ». Et Christine de continuer : « c'est presque aussi important qu'une première cigarette. »
Le film se termine sur l'image de la cigarette qui se consume dans le cendrier, soulignant l'insignifiance de la vie.
En revanche, la fin de Oh les beaux jours montre un personnage incapable de s'adapter à la médiocrité de la vie. Willie, qui a fini par abandonner Winnie, revient. Mais la séparation lui a provoqué un anthrax au cou... On sait que Beckett a souffert d'abcès et de kystes.
James Knowlson, son biographe, souligne combien ses relations avec Suzanne, qu'il trompait allègrement, ont été difficiles et que le couple a fini par faire plus ou moins vie à part, Beckett se refusant néanmoins à quitter son épouse, alors même que celle-ci aurait souhaité qu'il s'en aille..(6) 6. James Knowlson, Beckett, Solin/Actes Sud, 1999; sur ses relations difficiles avec Suzanne, p. 600. En 1933, un kyste au cou de Beckett suppure pendant des mois et il faut le réopérer, p. 230.
Beckett s'est écarté du film qui l'a très probablement inspiré pour écrire une fin qui soit conforme à sa propre expérience de la vie.