théâtre

Gérard Piacentini :
L'annonce de la fin de l'art et l'avènement d'un monde dominé par l'argent dans En attendant Godot..


Au-delà du résumé très sobre que l'on peut faire de la pièce de Beckett En attendant Godot - deux hommes en attendent un troisième qui ne vient jamais - la pièce porte une signification consciemment voulue par l'auteur et tue par celui-ci dans ses déclarations  : la fin de l'art et l'avènement du règne de l'argent.
La période envisagée dans En attendant Godot va de Descartes à la fin des années quarante, quand la pièce a été écrite. En effet, la mimesis beckettienne crée un personnage dont la vie se confond avec la durée d'une période historique. Beckett distingue trois moments et il caractérise chacun par une situation particulière de l'homme de culture par rapport à la réalité - le monde empirique, le monde dans lequel on agit - et l'imaginaire, le monde des idées : le personnage est construit comme existant sur les plans du réel et de l'imaginaire ou sur un seul de ces deux plans   (1) 1. « Réel » et « imaginaire » correspondent à la vision de l'auteur ; ils sont arbitraires et des considérations psychologiques seraient totalement hors de propos. .
Une première époque part de Descartes et culmine avec Voltaire. La culture transforme le monde : la Révolution française est fille de Voltaire, Rousseau, Diderot... Le personnage « de culture » domine à la fois le réel et l'imaginaire, mais cette époque n'intéresse l'auteur que dans la mesure où il y place la référence de ses personnages : là se situe l'être des personnages dont il va montrer la remise en cause.
Dans une seconde époque, la culture perd progressivement son importance sociale et devient un « ornement » de l'esprit. Parallèlement, le personnage « de culture » est progressivement écarté du réel jusqu'à ne plus exister que dans l'imaginaire : il est ramené à ce qui constitue son « caractère », un ensemble de concepts philosophiques. Sa mise à l'écart est causée par l'importance grandissante de l'argent dans la Société à laquelle correspond l'ascension de « Godot ».
Dans une troisième époque, « Godot » - l'Argent - domine le réel et l'imaginaire (2) 2. Si l'on se fiait aux références littéraires utilisées par Beckett pour fixer des dates, la prééminence de Godot daterait des années 1840-1845 puisque Balzac et Musset ont écrit à cette époque les œuvres utilisées par Beckett. Le réel serait encore partagé entre argent et culture au début du 20è siècle, comme le laisse entendre la chanson « Viens Poupoule » et ce qui semble bien être une référence à l'affaire Dreyfus et à l'article de Zola - « J'accuse...! » - dans le journal L'Aurore du 13 janvier 1898, article qui a marqué la naissance de l'Intellectuel : « Vladimir.- Il fallait y penser il y a une éternité, vers 1900 [...] La main dans la main, on se serait jetés en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. » L'affaire Dreyfus est un évènement essentiel de la fin du 19è et du début du 20è siècle qui a vu la France se scinder entre dreyfusards et antidreyfusards. . Le personnage « de culture » a disparu également de l'imaginaire. C'est ce vers quoi tend la pièce.
Monsieur Albert et son ami, le futur Estragon, appartiennent à la première époque. Vladimir et Estragon, transformations de Monsieur Albert et de son ami, se situent dans la deuxième époque : ils ont été évincés du réel et n'existent plus que dans l'imaginaire.
En revanche, Godot, incarnation de l'argent est dans le réel. N'étant pas dans le même monde que Vladimir et Estragon dans lequel se situe l'action dont nous sommes les spectateurs, nous ne le voyons jamais et ce que nous apprenons sur lui est rapporté par ces personnages ou par le jeune garçon. Pour le faire intervenir dans l'imaginaire, l'auteur utilise le procédé du messager, avatar de l'ange : réel et imaginaire restent bien séparés.
Bien que dénués de réalité, Vladimir et Estragon, Pozzo et Lucky sont menacés par la mort, mais une mort symbolique.
L'itinéraire de l'analyse est fixé. On va le suivre pas à pas.

Monsieur Albert et son ami

Au premier acte, Vladimir est interpellé, par l'émissaire de Godot, d'un nom qui ne semble pas être le sien:

Entre un jeune garçon, craintivement. Il s'arrête.
GARÇON.- Monsieur Albert ?
VLADIMIR.- C'est moi.

Au second acte, le même enfant interpelle Vladimir par le même nom :

Entre à droite le garçon de la veille. Il s'arrête. Silence.
GARÇON.- Monsieur... (Vladimir se retourne.) Monsieur Albert...

Un dialogue éclaire la personnalité de « Monsieur Albert » :

VLADIMIR.- Il a dit samedi. (Un temps.) Il me semble.
ESTRAGON.- Après le turbin.

Considérant ces répliques, Hubert de Phalèse estime qu'une rengaine autrefois très connue - « Viens Poupoule » - est « convoquée comme un automatisme »:

Le sam'di soir après l'turbin
L'ouvrier parisien
Dit à sa femm' com-me dessert
J'te paie l'café-concert (3) 3. Beckett à la lettre : En attendant Godot, Fin de partie, Nizet, Paris, 1998, p. 59. Cette chanson d'origine allemande a été un grand succès de Félix Mayol (1872-1941). .

De cette chanson, il ressort que Monsieur Albert est un personnage du peuple, mais la manière dont le jeune messager de Godot interpelle Vladimir - « Monsieur » accompagnant un prénom - indique que Monsieur Albert est, dans son monde, un personnage considérable !
Monsieur Albert est en compagnie d'un autre personnage dont nous ignorons le vrai nom et que nous ne connaîtrons que sous le sobriquet d'Estragon.
Dans leur monde quotidien, Monsieur Albert et son ami ont rencontré un dénommé « Godot » :

ESTRAGON.- Qu'est-ce qu'on lui a demandé au juste ?
VLADIMIR.- Tu n'étais pas là ?
ESTRAGON.- Je n'ai pas fait attention.

Godot leur a fixé un étrange rendez-vous, puisqu'ils doivent se retrouver près d'un arbre :

ESTRAGON.- [...) Tu es sûr que c'est ici ?
VLADIMIR.- Quoi ?
ESTRAGON.- Qu'il faut attendre ?
VLADIMIR.- Il a dit devant l'arbre. (Ils regardent l'arbre.) Tu en vois d'autres ?

S'ils viennent régulièrement auprès de l'arbre attendre Godot, ce dernier n'est jamais venu. Cette fois encore, il n'est pas sûr que Godot vienne :

ESTRAGON.- Il devrait être là.
VLADIMIR.- Il n'a pas dit ferme qu'il viendrait.

Monsieur Albert et son ami lui ont adressé « une sorte de prière », « une vague supplique », mais Godot a voulu réfléchir « à tête reposée », consulter sa famille, ses amis, ses agents, ses correspondants, ses registres, son compte en banque... Et les deux amis ne sont pas en position d'exiger :

ESTRAGON.- Quel est notre rôle là-dedans ? [...]
VLADIMIR.- Notre rôle ? Celui du suppliant. [...]
ESTRAGON.- On n'a plus de droits ? [...]
VLADIMIR (avec netteté.).- Nous les avons bazardés.

Pourquoi sont-ils sans droits, dans la position du suppliant ? Samuel Beckett ne donne aucune réponse directe à cette question, pourtant essentielle puisqu'elle commande la situation de ses personnages.
Quand la pièce commence, Monsieur Albert et son ami ont abandonné leur monde, le boulot, le café-concert - la réalité - et sont dans l'errance. Leur apparence physique montre qu'ils sont devenus des clochards. Souvent, ils se séparent mais se retrouvent près de l'arbre, devenu leur point de ralliement, pour attendre Godot.

Vladimir et Estragon

Les personnages qui attendent au pied de l'arbre ne sont plus les mêmes. Monsieur Albert est devenu Vladimir. Son ami est devenu Estragon.
Le rappel du passé fait ressortir, par contraste, l'irréalité des personnages. Se transformant en Vladimir et Estragon, Monsieur Albert et son ami ont perdu leur part de réalité. Ils n'existent que sur le plan de l'imaginaire : ils sont réduits à leur essence ; ils sont, comme Pozzo et Lucky, autres hommes de culture, des incarnations de différentes philosophies (4) 4. Gérard Piacentini, « Le référent philosophique comme caractère du personnage dans le théâtre de Samuel Beckett », Revue d'histoire du théâtre, n°4, 1990, p. 323-370. .
Ces personnages évoluent dans un décor créé par les souvenirs de films et de lectures de l'auteur.
L'arbre est emprunté à La Tentation de saint Antoine, la pièce étant une transposition du roman de Gustave Flaubert (5) 5. Voir : Gérard Piacentini, Samuel Beckett mis à nu par ses auteurs, même, Librairie Nizet, Saint Genouph, 2006. Le lieu du roman est une plate-forme au sommet d'une montagne, mais un autre « lieu » est l'imaginaire puisque c'est le récit des hallucinations de l'ermite. Les personnages qui visitent Antoine n'existent que dans son esprit. Cette référence au roman de Flaubert devrait suffire à désigner le « lieu » de la pièce comme étant l'imaginaire. .
La route semble empruntée aux films de Charlie Chaplin. Francis Bordat remarque que « c'est à juste titre que le départ du vagabond sur la route (de dos, dans la profondeur de champ) est retenu comme la fin emblématique des films de Charlot (6) 6. Chaplin cinéaste, Paris, Cerf, 1998, p. 94. Par ailleurs, à la création d'En attendant Godot, des critiques ont remarqué l'influence des films de Charlot : « M. Roger Blin, qui évoque un Chaplin vieilli [...] », Max Favalelli, Paris Presse l'Intransigeant, 6 janvier 1953 ; « Une pièce qu'aimerait l'auteur de Limelight », André Ransan, Le matin Le Pays, 7 janvier 1953 ; « Ils parlent comme Charlot », Jacques Audiberti, Arts, 16 janvier 1953 ; « Il y a du Charlot dans cette pièce », André Engelhard, Réforme, 17 janvier 1953 ; « En attendant Godot, en somme, tient du rêve et de l'entrée de cirque, d'Adamov et de Charlot, de Flaubert et de Kafka », Claude Jamet, France réelle, 23 janvier 1953. . » Si l'on garde à l'esprit que le théâtre de Samuel Beckett fonctionne par référence, il est permis de supposer que cette partie du décor a pour origine les films de Charlie Chaplin dans la mesure où Beckett a emprunté les éléments de sa pièce à des œuvres d'auteurs importants (7) 7. Flaubert, Balzac et Musset, Chaplin, Laurel et Hardy, Kafka. Mis à part celle de Musset, l'influence éventuelle de ces auteurs sur l'œuvre de Samuel Beckett a été largement commentée. .
Le chapeau melon a eu une fortune remarquable dans le cinéma du début du siècle, avec des clowns comme Charlot, Laurel et Hardy, Harpo Marx. Fred Miller Robinson situe l'inspiration du sketch de l'échange des chapeaux de l'acte II d'En attendant Godot dans un film de Laurel et Hardy, Hats off. Cet auteur remarque que dès 1928, ces deux comiques ont créé dans Habeas Corpus un monde cauchemardesque « à la Beckett », ce qui suggère que le dramaturge a pu se reconnaître dans le monde de ces artistes (8) 8. « The history and significance of the bowler hat : Chaplin, Laurel and Hardy, Beckett, Magritte and Kundera », Triquarterly, n° 66, 1986, p. 186. En paraphrasant la célèbre formule de Jean Anouilh, on pourrait dire que En attendant Godot, c'est Laurel et Hardy dans La Tentation de saint Antoine. .
Donc, on peut penser que En attendant Godot se déroule dans un décor entièrement constitué de références culturelles. Le décor - la route et l'arbre - est la matérialisation scénique d'un composite issu d'une image de film et d'un décor de roman. Tout rapport avec la réalité est écarté. Du reste, le dialogue souligne que l'action se déroule sur une scène de théâtre : Pozzo, devenu aveugle, demande s'il ne se trouve pas au lieu-dit « La Planche », allusion transparente aux « Planches » ; Vladimir constate qu'ils sont « servis sur un plateau ».
Le « théâtre dans le théâtre » prend un caractère encore plus direct lors de la rencontre avec Pozzo et Lucky :

VLADIMIR.- On se croirait au spectacle.
ESTRAGON.- Au cirque.
VLADIMIR.- Au music-hall.
ESTRAGON.- Au cirque.

Comme le décor, le texte est marqué par l'irréalité. Beckett a multiplié les invraisemblances. L'imaginaire - le monde de l'arbre - est un endroit de liberté car, comme l'exprime en substance le philosophe Gueulincz, lecture bien connue de Samuel Beckett, on n'est libre que dans sa tête. Du coup, l'écrivain donne libre cours à sa fantaisie : l'arbre met des feuilles en une seule nuit. Prenant soin de préciser dans la didascalie ouvrant l'acte II : « Lendemain. Même heure. Même endroit », Samuel Beckett entérine l'impossibilité (9) 9. Pour l'intérêt dramatique de cette feuillaison invraisemblable, voir : Gérard Piacentini, « En attendant Godot : pourquoi l'arbre a des feuilles. (Sur une transposition de la mémoire proustienne) » Revue d'histoire du théâtre, n°4, 2002, pp. 359-364. .
Dans l'imaginaire, tout est possible : un dicton comme « Vouloir, c'est pouvoir » opère réellement dans l'épisode où ils sont par terre et ne peuvent se relever. Vladimir est tombé en essayant de secourir Pozzo, Estragon est tombé à son tour en essayant de relever son ami. Tous deux sont dans l'incapacité de se redresser, jusqu'au moment où ils se remettent debout miraculeusement :

ESTRAGON.- Si on se levait, pour commencer ?
VLADIMIR.-Essayons toujours.
Ils se lèvent.
ESTRAGON.- Pas plus difficile que ça.
VLADIMIR.- Vouloir, tout est là.

Dans le monde de l'arbre, en agissant symboliquement, on agit réellement. Lucky est réduit au silence par l'écrasement de son chapeau, symbole de la pensée :

LUCKY.- [...] (Mêlée. Lucky pousse encore quelques vociférations.) Tennis !... Les pierres !... Si calmes !... Conard !... Inachevés !...
POZZO.- Son chapeau !
Vladimir s'empare du chapeau de Lucky qui se tait et tombe. Grand silence. Halètement des vainqueurs. ESTRAGON.- Je suis vengé.
Vladimir contemple le chapeau de Lucky, regarde dedans.
POZZO.- Donnez-moi ça ! (Il arrache le chapeau des mains de Vladimir, le jette par terre, saute dessus.) Comme ça, il ne pensera plus !

L'acte de Pozzo anéantit l'esprit de Lucky et, supprimant la parole qui l'accompagne, le rend muet.
Le chapeau de Lucky fournit un autre exemple de fonctionnement symbolique relié à Vladimir. Ce dernier, dans l'épisode précédemment cité, ayant le chapeau entre les mains, a regardé à l'intérieur avant que Pozzo ne le lui arrache et ne le piétine. Retrouvé par terre à l'acte II, à la suite d'un échange, le chapeau de Lucky a terminé sur la tête de Vladimir. Immédiatement, ce dernier, qui ne s'aime pas, veut jouer à « Pozzo et Lucky » : il va changer de personnalité et « être » Lucky tandis qu'Estragon, imitant Pozzo, lui ordonnera de danser et de penser. La vertu magique du chapeau se montre à travers deux formules ambiguës soulignées par des temps, la première trahissant le désir de changer de personnalité, la seconde mettant l'accent sur la difficulté nouvelle qu'éprouve Vladimir à trouver ses mots après avoir mis sur sa tête le chapeau du muet :

VLADIMIR.- Alors je peux le garder. Le mien me faisait mal. (Un temps.) Comment dire ? (Un temps.) Il me grattait.

Pozzo perd le sens du temps et de l'action par la perte de sa montre. La montre symbolise le temps. Grâce à elle, Pozzo a mesuré la durée d'une action concrète ce qui a lié temps et action. À l'acte I, Pozzo s'aperçoit qu'il a perdu sa montre et se met à sa recherche. Ne la trouvant pas, il s'apprête à partir sans s'en préoccuper davantage :

ESTRAGON.- Et votre savonnette ?
POZZO.- J'ai dû la laisser au château.

La conclusion est fausse puisque Pozzo l'a sortie de son gousset une première fois pour déterminer qu'il avait marché « six heures à la file, sans rencontrer âme qui vive » et une seconde fois pour la porter à son oreille avant de contredire Vladimir qui avait dit que le temps s'était arrêté. Perdant sa montre, Pozzo a symboliquement perdu le temps et donc perdu l'action. La fin de la scène montre Pozzo incapable de se décider :

POZZO.- Je n'arrive pas... (Il hésite.) ... à partir.

On peut conclure que l'espace de l'arbre est l'imaginaire dans lequel des personnages sans réalité fonctionnent de manière symbolique (10) 10. Dans une version abandonnée, Vladimir et Estragon ont un mot écrit par Godot qui leur fixe rendez-vous : - « Il sort des papiers de sa poche et en tend un./- Qu'est ce que tu lis?/-« Samedi soir et suivants » Quelle façon de s'exprimer. Tu vois !/-(Rendant le papier) Mais sommes nous samedi? ». Colin Duckworth commente : « For Godot to have written the words himself, he must have a physical reality : this obvious consequence led to the omission of the piece of paper », Samuel Beckett, En attendant Godot, ed. by Colin Duckworth, 8th édn., London, Harraps, 1982, p. L. Le problème ne consiste pas en ce que Godot en aurait tiré une existence concrète, mais en ce qu'un élément du monde « réel » serait intervenu dans l'imaginaire, en contradiction avec ce que nous venons de voir. .

Godot et la mort

L'irréalité des personnages et leur fonctionnement symbolique amène à une question : quel peut être le sens de « mourir » pour ces personnages dénués de réalité et qui incarnent la philosophie et la poésie ? Car la mort est présente tout au long de la pièce. Elle a fait une entrée discrète avec le regret, exprimé par Vladimir, qu'ils ne se soient pas jetés du haut de la tour Eiffel quand ils étaient encore de Beaux Messieurs. Puis, elle s'est actualisée avec le désir de se pendre pour jouir. Ensuite, une corde est apparue autour de la taille d'Estragon, retenant son pantalon : elle s'est rompue quand ils l'ont essayée. Alors, ils ont pris la décision de revenir avec une corde solide et de se pendre si Godot ne venait pas.
Dans un premier temps, on pourrait croire que la venue de Godot sauve Vladimir et Estragon :

VLADIMIR (triomphant).- C'est Godot ! Enfin ! (Il embrasse Estragon avec effusion.) Gogo ! C'est Godot ! Nous sommes sauvés ! Allons à sa rencontre ! Viens !

Pourtant, et c'est en contradiction avec la joie manifestée par Vladimir lorsqu'il croit que Godot arrive, l'attente de Godot se fait dans la peur :

ESTRAGON (faiblement.).- On n'est pas liés ? (Un temps.) Hein ?
VLADIMIR (levant la main.).- Ecoute !
Ils écoutent, grotesquement figés.
ESTRAGON.- Je n'entends rien.
VLADIMIR.- Hsst ! (Ils écoutent. Estragon perd l'équilibre, manque de tomber. Il s'agrippe, au bras de Vladimir qui chancelle. Ils écoutent, tassés l'un contre l'autre, les yeux dans les yeux.) Moi non plus.
Soupirs de soulagement. Détente. Ils s'éloignent l'un de l'autre.
ESTRAGON.- Tu m'as fait peur.
VLADIMIR.- J'ai cru que c'était lui.
ESTRAGON.- Qui ?
VLADIMIR.- Godot.
ESTRAGON.- Pah ! Le vent dans les roseaux.
VLADIMIR.- J'aurais juré des cris.
ESTRAGON.- Et pourquoi crierait-il ?
VLADIMIR.- Après son cheval.
Silence.

Or, une rêverie de Vladimir concernant ses derniers instants fait apparaître des sentiments proches, peur d'une part, attente de ce qui sera un soulagement d'autre part :

VLADIMIR (rêveusement.)- Le dernier moment... (Il médite.) C'est long, mais ce sera bon. Qui disait cela ?
ESTRAGON.- Tu ne veux pas m'aider ?
VLADIMIR.- Des fois, je me dis que ça vient quand même. Alors je me sens tout drôle. (Il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet.) Comment dire? Soulagé et en même temps... (Il cherche.) ...épouvanté. (Avec emphase.) É-POU-VAN-TÉ.

On pourrait en déduire que Godot est l'incarnation de la mort comme cela a déjà été avancé (11) 11. Robert F. Fleissner, « Godotology revisited : The hidden anagram for Gott/Tod », Germanic notes, n°3, 1982, pp. 35-37 ; M. F. Vaughan, « Beckett's naming of Godot », Studia Neophilologica, n°1, vol. 52, 1980, pp. 119-22. . Ce serait faux puisque Godot est une figure en rapport avec l'argent (12) 12. Le théâtre de Beckett fonctionne par incorporation de référents, ce qui permet une écriture elliptique, basée sur le non-dit. « Godot » provient d'un Godeau balzacien, héros de Le Faiseur, affairiste parti avec la caisse (Suzanne Aron, « Balzac a-t-il inspiré En attendant Godot? », Le Figaro littéraire, 17 septembre 1955) et d'un Godeau, également richissime affairiste, que l'on doit à un conte de Musset (Cf. « Samuel Beckett mis à nu... »). Godot est doublement connoté par l'argent. . Pourtant, Beckett a indiscutablement rapproché ces deux péripéties ce que confirme la reprise d'une même didascalie lorsqu'il est question de la mort et de l'attente de Godot (13) 13. La didascalie revient quatre fois, quand il est question de la mort ou de l'attente de Godot. La première fois, il est question de la mort et une didascalie précise : « Il ôte son chapeau, regarde dedans, y promène sa main, le secoue, le remet » (p. 12). Elle est reprise, augmentée des précisions « tape dessus, souffle dedans » au bas de la même page, précédant le commentaire : « Ça devient inquiétant ». La didascalie est réitérée quand il est question de l'attente de Godot : « Il ramasse son chapeau, regarde dedans, le secoue, le remet », (p. 52) et avec la précision qu'il s'agit du chapeau de Lucky, à la fin, quand ils attendent encore Godot : « Vladimir enlève son chapeau - celui de Lucky - regarde dedans, y passe sa main, le secoue, le remet. » (p. 133). . Ce rapprochement devient parfaitement compréhensible si la venue de Godot entraîne le néant pour Vladimir et Estragon. C'est l'itinéraire de Lucky qui permet de comprendre l'enjeu.
Lucky a été un poète et un philosophe inspiré, un Cléanthe que Pozzo a engagé pour l'éduquer et qu'il pouvait écouter pendant des heures... Mais Lucky est devenu gâteux. Témoin de cette déchéance, Vladimir exprime le désir du néant dans une formule à double sens :

POZZO.- Savez-vous qui m'a appris toutes ces belles choses? ( Un temps. Dardant son doigt vers Lucky.) Lui !
VLADIMIR (regardant le ciel). - La nuit ne viendra donc jamais?

La déchéance de Lucky est pleinement révélée par le monologue qu'il débite sur l'ordre de Pozzo. Ce monologue est une critique de la poésie et de la philosophie modernes (14) 14. Cf. Samuel Beckett mis à nu... pp. 117-27. qui se fait par décalque d'un texte essentiel du stoïcisme, « L'hymne à Zeus » de Cléanthe, un texte fondamental qui justifie la place de l'homme dans le monde (15) 15. « L'Hymne à Zeus » in Les Stoïciens, Pléiade, Paris, 1962, p. 6. . Dans le texte grec, trois niveaux de discours se succèdent : sur Zeus, sur l'homme, sur la nature. Le discours de Lucky reprend ces trois niveaux de discours - Dieu, l'homme, la nature - précédés d'une introduction qui emprunte une expression convenue à l'existentialisme : « Etant donné l'existence telle qu'elle jaillit des récents travaux publics de Poinçon et Wattman (16) 16. Par exemple, Simone de Beauvoir : « Si la description de l'essence relève de la philosophie proprement dite, seul le roman permettra d'évoquer dans sa réalité complète, singulière, temporelle, le jaillissement originel de l'existence », « Littérature et métaphysique », Les Temps modernes, n°7, 1946, pp. 1160-1. . »
Le « dieu personnel quaquaquaqua » situé hors du temps et de l'étendue, qui ne fait rien, ne s'intéresse à rien et ne parle pas, est le dieu cartésien dont la seule fonction est d'être objet des discours des philosophes et de « Poinçon et Wattman ».
Le deuxième niveau du discours de Lucky correspond aux vers sur l'homme de Cléanthe. Il est résumé par les travaux de « Fartov et Belcher » dont l'équivalent français serait « Pétov et Roteur (17) 17. Selon la traduction d'Emmanuel Jacquart, Le Théâtre de dérision, Paris, Gallimard, 1974, p. 244. . » La conation fait référence au « conatus » : dans la philosophie de Spinoza, l'effort pour persévérer dans l'être, ce qui est justifié par le fait que Vladimir et Estragon sont proches du suicide (18) 18. À travers le galimatias de Lucky, Samuel Beckett glisse quelques mots révélateurs : il place l'acmé de l'humanisme à l'époque de Voltaire. .
A la troisième partie de « L'hymne à Zeus » traitant des rapports de l'homme et de la nature correspond le discours « écologique » de Lucky, avec les travaux de « Steinweg et Peterman ». Ces deux noms font référence au philosophe allemand Martin Heidegger dont Beckett tourne en ridicule le galimatias grandiloquent (19) 19. Cf. Samuel Beckett mis à nu ... pp. 40-41. .
Lucky achève par une dénonciation de l'intellectualisme : « conard, la tête ». Beckett se moque de la philosophie et de la poésie modernes, d'autant plus qu'elles sont plus « modernes ».
Vladimir-la philosophie et Estragon-la poésie ne peuvent supporter le spectacle sordide de la déchéance de Lucky, d'autant que Vladimir sait que Lucky incarne son propre avenir à moins qu'il ne meure auparavant. Une solution serait d'échapper à l'angoisse de la folie en anéantissant son esprit, comme le montre l'épisode où il veut jouer à « être » Lucky - la vertu symbolique du monde dramatique permettrait cette transformation. Vladimir pourrait connaître ce destin puisqu'une didascalie souligne qu'à la fin il a sur la tête le chapeau de Lucky.
Vladimir attend avec une telle impatience la venue de Godot parce que, pour Vladimir et Estragon, incarnations de la philosophie et de la poésie, la venue de Godot, incarnation de l'argent, signifiera la fin. Ils étaient déjà écartés du monde empirique, de la réalité, ce qui les avaient réduits à l'état de « suppliants », de « sans droits ». Quand Godot viendra au rendez-vous qu'il a fixé à Vladimir et Estragon, Godot dominera également l'imaginaire. Alors ce sera la fin de l'art et la poésie. La culture n'existera plus. Il n'y aura plus que l'obsession de l'argent. Pour les deux amis, ce sera le néant (20) 20. On comprend d'autant mieux que Samuel Beckett ait combattu la tendance de Lucien Raimbourg - le créateur du rôle - à interpréter un Vladimir gémissant qu'il ne s'agit pas d'une mort « réelle », mais d'une mort « symbolique ». Dans les mises en scène qu'il a réalisées lui-même, Samuel Beckett s'est dirigé vers une conception très distanciée qui bride l'émotion. Cf. The Theatrical Notebooks of Samuel Beckett, éd. James Knowlson et Dougald McMillan, New York, Grove Atlantic, 1994. .
En attendant Godot annonce la fin de la culture et la domination de l'argent.



mis en ligne le 10 février 2012