théâtre

Gérard Piacentini : Gérard Piacentini : Né en 1942, de père italien et de mère française.
Formation initiale en sciences physiques
Etudes de théâtre et thèse à l'Université de Paris VIII.
Auteur de nombreuses études sur le théâtre moderne et contemporain.
Gérard Piacentini a renouvelé l'interprétation des auteurs des années cinquante : Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Arthur Adamov.
Il a travaillé à l'Institut d'Esthétique des Arts Contemporains, Université mixte CNRS-Université de Paris I.

Une introduction à la tragédie moderne


Le néo-stoïcisme

Dans le grand théâtre des siècles passés, on peut redécouvrir ce qui a constitué une caractéristique essentielle de la société française: la valeur d'exemple d'un homme âgé, incarnation du savoir et de la maîtrise de l'instinct, modèle pour des jeunes gens sur qui il exerce une autorité morale ou matérielle. Nulle part ailleurs qu'au théâtre ne se révèle ce rapport qui a modelé la sensibilité française, son respect de l'autorité parfois inversé en explosions de révolte. C'est de ce rapport qu'est né ce qui constitue probablement la seule tragédie moderne: Fin de partie de Samuel Beckett.
En 1957, lors de la création parisienne de Fin de partie, plusieurs critiques avaient pressenti la fin de la civilisation française : "Déconfiture d'une civilisation" (1) 1. Pierre Marcabru, Arts, 18 Mai 1957. ; "Fin de civilisation" (2) 2. Jacques Hébertot, Artaban, 7 juin 1957. ; "Récit de l'agonie des derniers hommes, pas d'autre espoir que le néant" (3) 3. Georges Lerminier, Le Parisien libéré, 2 Mai 1957. ; "Sans équivoque cette fois, les derniers humains ont perdu la partie" (4) 4. L'Aurore, 2 Mai 1957. .
Pour qui s'intéresse à la tragédie, les témoignages des contemporains ont une valeur irremplaçable car la tragédie marque une fin. Après la tragédie, les mentalités changent et les gens ne comprennent plus leur propre culture. Humphrey D. Kitto a mis ce phénomène en évidence en montrant les convergences entre les déclins des tragédies grecque et élisabéthaine. La tragédie se caractérise par sa "vision large", elle englobe la totalité de l'expérience humaine. Après elle, le champ de vision se rétrécit, le drame devient personnel, individuel, et corrélativement, le caractère universel de la tragédie se perd. Alors, la pensée que la tragédie puisse dire quelque chose d'important sur l'existence humaine disparaît; l'idée même que la tragédie doive être lue comme un tout n'existe plus :

En même temps que se rétrécit le champ visuel, que se perdent les vastes arrière-plans, disparaît aussi le don d'embrasser par l'imagination une pièce dans sa totalité. Nous ne savons plus attribuer de profondeur philosophique à la tragédie parce que nous ne la replaçons plus dans sa véritable perspective, parce que nous ne faisons plus le sérieux effort d'imagination que le poète considérait comme allant de soi (5) 5. H. D. F. Kytto, "Le déclin de la tragédie à Athènes et en Angleterre", in Le Théâtre tragique, éd. Jean Jacquot, (Paris: CNRS, 1962), pp. 65-73 (p. 72-73). .

C'est pourquoi il faut montrer un parcours, dévoiler des enchaînements, et demander à l'intelligence ce que l'évidence immédiate de l'expérience partagée ne peuvent plus fournir.
Quatre dates intéressent particulièrement l'histoire des idées: 1430, 1642, 1957, 1968. La première est celle de l'épopée de Jeanne d'Arc qui marque la naissance du Stoïcisme Chrétien et du sentiment national; la seconde est celle de la création de Cinna, de Pierre Corneille, où le néo-Stoïcisme trouve son expression théâtrale achevée; la troisième est l'annonce théâtrale de la fin de cette morale dans une pièce au titre évocateur, Fin de partie. Entre la seconde et la troisième de ces dates, une série de pièces qui comptent parmi les plus importantes du théâtre moderne (6) 6. Voir Annexe. . La dernière date, 1968, est celle du gigantesque happening où la France enterre théâtralement une morale à l'agonie. En réalité, la fin du néo-Stoïcisme est acquise depuis dix ans déjà.
Au dix-neuvième siècle, Jules Michelet, dans son Histoire de la France, juge que le patriotisme est né avec l'épopée de Jeanne d'Arc, à la fin de la Guerre de Cent Ans, époque la plus sombre de l'histoire de France. Désordre et misère sont extrêmes: la noblesse pressure le pays pour financer ses guerres, les Anglais et les mercenaires étrangers auxquels les belligérants ont fait appel le dévastent, les paysans désespérés abandonnent leurs champs et deviennent brigands. Le Roi Charles VI ayant renié son fils et désigné comme son héritier le Roi d'Angleterre, Henry VI est sacré Roi de France à Paris en 1431, mais les Français ont le sentiment que les Anglais, qui ne parlent pas leur langue, sont des occupants. La popularité de Jeanne d'Arc, brûlée quelques mois auparavant, est immense. Le peuple voit dans le départ des Anglais et des mercenaires une possibilité de retour à la paix et à l'ordre. Patrie et ordre sont originellement liés.
Au désordre causé par la Guerre de Cent Ans s'ajoute celui dû au Grand Schisme d'Occident, à partir de 1378. C'est une source de troubles, même après 1417 où l'on revient à une situation normale, mais où les tentations schismatiques persistent. Pour le Chrétien, le schisme a suscité l'angoisse qu'aucune âme n'ait été sauvée après son advenue.
Un livre paraît en 1421 qui va permettre, malgré les désordres de l'Église, de suivre une ligne Chrétienne : L'Imitation de Jésus Christ de Thomas de Kempen. Sa version française, réalisée une vingtaine d'années plus tard dans une langue simple, Le Livre de l'internelle consolacion, va être celui des Chrétiens français pendant un siècle et demi. (7) 7. T. de Kempen, Le Livre de l'internelle consolacion, première version française de L'Imitation de Jésus Christ, éd. Louis Moland et Charles d'Héricault, (Paris: Jeannet, 1856; repr. Nendeln: Kraus Reprint, 1979). Ensuite, on retournera au texte original.
Le Livre de l'internelle consolacion soutient trois idées. Dans ce monde désordonné, l'homme est voué à la souffrance:

Tu erres si tu penses trouver aultre chose en ce monde que peine, adversité et tribulacion ; car toute ceste vie est pleine de misères, adversités et tribulacions, et toute environnée de croix. (p. 42)

Il n'y a pas d'autre voie que la soumission à la volonté de Dieu :

Dieu veult que tu apprengnes à souffrir et porter tribulacion sans consolacion, et que tu te submectes et attendes de tous pointz à luy, en te tenant en humilité et pacience soubz sa main. (p. 40)

Le détachement des choses du monde et des tentations de la chair permet de trouver le salut :

Converty-toy de tout ton cueur en toy mesmes et laisse ce meschant monde; c'est assavoir que n'ayes point d'amour en luy ; lors ton âme trouvera en soy paix. Apren à mespriser ces choses du monde et te donne à tes intériores, c'est à dire à penser à Dieu et à toy, et tu verras le royaulme de Dieu tenir en toy. (p. 3-4)

Au milieu du seizième siècle, ce Stoïcisme Chrétien se matérialise au théâtre en un puissant courant dont les principaux représentants sont Etienne Jodelle, Robert Garnier et Antoine Montchrestien. Mais ce théâtre est vicié par la doctrine de l'imitation qui conduit les auteurs à copier les tragédies antiques et à les assaisonner de banalités morales ou politiques. Le héros n'est pas agissant, mais passif et écrasé par le destin. (8) 8. Gustave Lanson, Esquisse d'une histoire de la tragédie française, (Paris: Champion, 1954), p. 25. Guillaume du Vair (1556-1621, évêque de Lisieux en 1617) est un bien meilleur exemple de héros néo-Stoïcien que les personnages de ce théâtre. Philosophe, ce disciple de Juste Lipse met l'accent sur la raison, faculté qui permet à l'homme de se soustraire à la domination de la fortune et des passions; homme d'action, il joue une rôle essentiel dans les luttes politiques du temps puisqu'il est l'artisan de l'accession de Henri IV au trône de France.
Descartes constitue l'aboutissement de ce courant. Avec lui, on parvient dans le "for intérieur" où le philosophe puise sa certitude d'être. L'homme a acquis la force du renoncement et ne sent plus le besoin d'un secours divin :

Ma troisième maxime étoit de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées [. . .] Notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance [. . .] que nous avons de ne posséder pas les royaumes de Chine ou du Mexique. (9) 9. Discours de la méthode, (Paris: Librairie de la Bibliothèque nationale, 1898), p. 44.

Corneille, dont la pensée a été associée à celle de Descartes, est clairement optimiste (10) 10. Gustave Lanson, "Le héros cornélien et le "généreux" selon Descartes" Revue d'histoire littéraire de la France, 1 (1894), 397- 411. . Dans Cinna, c'est le bonheur que l'homme trouve à travers le renoncement, mais à condition qu'un homme doté d'une maîtrise de soi surhumaine donne l'exemple de l'abnégation (11) 11. Sur le néo-Stoïcisme cornélien : Jacques Maurens, La Tragédie sans tragique, (Paris: Armand Colin, 1966). .
Ce héros, c'est Auguste. L'Empereur romain pardonne à ceux qui voulaient l'assassiner, sa fille adoptive Emilie, ses jeunes amis Cinna et Maxime. Il est transformé par l'effort prodigieux qu'il fait pour surmonter son désir de vengeance. Lui qui pour se maintenir au pouvoir ne connaissait pas la pitié est prêt à sacrifier sa vie pour le bien de Rome. Déjà maître du monde, il devient maître de ses passions.
Subjugués par cette grandeur d'âme, les jeunes gens renoncent à leur désir: Maxime accepte la perte d'Émilie pour qui il avait trahi la conjuration; Émilie renie sa conduite passée et renonce à venger son père assassiné par Auguste; Cinna, qui admirait Brutus et voulait assassiner Auguste pour s'égaler à ce héros, abandonne son projet car il découvre dans l'Empereur un héros plus grand encore. Auguste ayant démontré sa vertu, son pouvoir devient légitime. Les opposants se rallient. L'empire romain est sauvé.
Pour Corneille, l'homme est perfectible. Une vie sociale harmonieuse est possible à partir de la valeur d'exemple d'un héros à la vertu communicative. Ce personnage hors normes peut transformer les forces négatives qui, sans lui, voueraient le monde au chaos. Corneille crée dans Cinna un héros qui a la dimension d'un mythe.
De grands auteurs dramatiques ont repris la situation d'un homme d'un certain âge, incarnation de la maîtrise de l'instinct, qui exerce sur de jeunes gens une influence matérielle ou morale déterminante. Toutefois, à la suite de Descartes qui souligne dans sa troisième maxime que les philosophes antiques avaient découvert le secret du bonheur - nos pensées et elles seules sont en notre pouvoir -, les auteurs dramatiques ajoutent au maître une caractéristique: il va être philosophe, savant ou professeur.
Les civilisations naissent, croissent, déclinent et meurent: leur durée de vie maximale serait de six siècles, à comparer avec les cinq cent quarante ans de celle qui nous occupe. La série des pièces consacrées au thème du maître et du disciple permet de comprendre l'inéluctabilité de ce déclin au moyen de deux scénarios : suivant que le disciple imite le maître et se voue au savoir ou bien, au contraire, abandonne le maître et le savoir pour rejoindre la vie ordinaire et ses plaisirs. Le disciple qui ne se dégage pas de l'influence du maître connaît, pour le mieux, une vie malheureuse; pour le pire, il devient fou, sombre dans la misère ou se suicide. En revanche, s'il échappe à l'influence du maître et rejoint la vie empirique, il se sauve. Dans le second scénario, le maître n'a pas la force de la maîtrise de l'instinct, contrairement à la vision édifiante qu'en propose Corneille.
Dans les deux scénarios, avec le passage du temps lié au renouvellement des générations, le monde se dégrade. Dans l'homme, la raison est seconde, c'est le désir qui est premier: le nouveau-né n'est que désir; la raison intervient chez l'homme par l'éducation. Pour se différencier de son maître, avoir un être propre et une vie personnelle, le disciple ne peut que se tourner vers le désir, sinon il n'est rien du tout, comme le fils Diafoirus, dans Le Malade imaginaire de Molière, un benêt que son père compare à une pierre sur laquelle il est difficile d'écrire, mais qui garde ce qu'on réussit à y graver. Mécaniquement, une distance s'établit entre le maître cohérent et son disciple émancipé. Ce disciple est plus "désir" et moins "raison" que son maître. Et ce disciple, par le remplacement des générations, devient un maître plus désirant que celui qui a été son maître. Dans le second scénario, quand le maître n'est pas à la hauteur de la morale de la maîtrise de l'instinct, l'insuffisance du maître laisse le champ libre au désir et à la progression du chaos. Dans tous les cas, le monde devient toujours plus gouverné par le désir et toujours moins par la raison (12) 12. Gérard Piacentini, Samuel Beckett mis à nu par ses auteurs, même, (Paris: Nizet, 2006), pp. 52-55. .
Dans un premier temps, la morale de la maîtrise de l'instinct permet à la bourgeoisie de s'enrichir et de parvenir au pouvoir. Après la Révolution Française, une fois le pouvoir conquis, son appétit grandit et ne s'accommode plus des limitations de cette morale. Le thème du maître et du disciple disparaît une première fois dans Lorenzaccio, pièce écrite en 1833 contre Cinna (13) 13.Gérard Piacentini, "Le débat sur la vertu entre Pierre Corneille et Alfred de Musset. Sur Cinna et Lorenzaccio ", Revue d'histoire du théâtre , 4 (1997), 335-44. .
Dans Lorenzaccio, la valeur d'exemple d'un personnage idéal sur laquelle Corneille a bâti sa conception du monde ne fonctionne plus. Philippe Strozzi, maître admirable, est isolé et sans influence. Lorenzo, qui s'est sacrifié pour l'idéal, est désabusé et la fin qui voit la mort du héros est symbolique. Elle signifie qu'un enfant est devenu un adulte, quelqu'un qui sait que la vertu n'existe pas, que l'héroïsme n'est qu'une fiction créée par des intellectuels illusionnistes ou manipulateurs, que la seule vie possible est la vie au quotidien.
La décade 1830-40, qui constate la disparition des idéaux révolutionnaires, est celle de la montée de la bourgeoisie financière.
En 1839, Alfred de Musset publie "Croisilles", conte dans lequel un richissime financier a pour nom "Godeau" (14) 14. A. de Musset, Oeuvres complètes, (Paris: Seuil, 1963), pp. 719-29. . A la même époque, Honoré de Balzac écrit Le Faiseur (titre anglais : Mercadet), une pièce dans laquelle des spéculateurs attendent l'arrivée d'un dénommé "Godeau" dont le retour doit faire monter les cours de Bourse (15) 15. Suzanne Aron, Le Figaro littéraire, "Balzac a-t-il inspiré En attendant Godot ?", 17 Septembre 1955. Cette attribution a été largement reprise par la suite, notamment par Eric Bentley, What is Theater ? (Boston: Beacon Press, 1956), p. 158; et par Martin Esslin, The Theater of the Absurd ( New York: Garden City Doubleday, 1961), pp. 16-17. . Musset et Balzac décrivent l'emprise progressive de la bourgeoisie financière sur la société. Le règne des idées qui ont amené la Révolution Française est terminé. Maintenant, pour la bourgeoisie qui a pris le pouvoir, c'est l'argent qui compte.
Dans En attendant Godot, Samuel Beckett s'inspire de Musset et de Balzac pour créer ce "Godot" que la pièce relie à l'argent et qui règne sur le réel. Les personnages qui incarnent l'art et l'intelligence sont rejetés de la société et condamnés à l'errance dans une sorte d'enfer.
Fin de partie procède d'une analyse plus fine de l'histoire. La pièce prend en compte un changement des mentalités dont la cause se situe dans la guerre de 1870. Émile Zola, dans son roman La Débâcle, a illustré cette transformation à travers le personnage du lieutenant Rochas, personnage dont s'est inspiré Samuel Beckett pour créer Nagg. Le lieutenant Rochas, aussi stupide que brave, a gagné ses galons sur le champ de bataille dans des guerres à l'ancienne, celles des charges à la baïonnette et des combats au corps à corps. Il ne comprend rien à cette guerre moderne, à ces canonnades qui écrasent méthodiquement l'ennemi. Sa mort correspond à la fin d'un monde: celui de l'individu et des qualités personnelles. Désormais, ce sont les masses qui comptent. L'ère des massacres mécanisés commence.
Après la défaite de 1870, la France ne rêve que de récupérer l'Alsace et la Lorraine. L'École laïque, qui a comme mission de renforcer le sentiment national et de créer des citoyens dociles - c'est-à-dire des soldats -, va devenir le moyen de cette reconquête.
Pour la création de l'École laïque, Jules Ferry et ses successeurs se sont appuyés sur l'Émile de Jean-Jacques Rousseau, un ouvrage d'éducation centré sur le couple du maître et du disciple. L'ouvrage insiste sur le fait que le maître doit agir pour mener son élève jusqu'à la maîtrise de ses désirs :

Ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard l'impuissance vous forcera malgré vous d'en venir au refus [...] L'enfant donc qui n'a qu'à vouloir pour obtenir se croit le propriétaire de l'univers; il regarde tous les hommes comme ses esclaves, lui, croyant tout possible quand il commande, prend ce refus pour un acte de rébellion (16) 16. J.-J. Rousseau, Émile, éd. Michel Launay, (Paris: Garnier-Flammarion, 1986), pp. 103-04. Ce qui se passe actuellement permet d'apprécier la perspicacité de Rousseau. .

C'est à diffuser la morale de la maîtrise de l'instinct et l'esprit de soumission que s'applique l'école. Le peuple devient Stoïcien quand la bourgeoisie ne l'est plus. Grâce au caractère obligatoire de l'école, le pays entier est endoctriné: une dictée, tirée de "La dernière classe" d'Alphonse Daudet, histoire larmoyante de la dernière leçon d'un instituteur Français dans une Alsace passée sous domination Allemande, est faite par tous les enfants de France (17) 17. A. Daudet, Contes du Lundi, (Paris: Lemerre, 1882), pp. 1-9. .
L'École laïque de la Troisième République crée une classe intellectuelle dont un illustre représentant est Émile Zola, l'auteur de "J'accuse", texte fondateur pour les intellectuels. Une conséquence est qu'entre cette nouvelle classe intellectuelle et la bourgeoisie, le fossé qui était apparu après 1830 se creuse. A la fin du dix-neuvième siècle, des artistes expriment leur dégoût de cette bourgeoisie terre à terre. Ubu-Roi, d'Alfred Jarry, moque son sens pratique et sa passion de l'argent; un quart de siècle plus tard, Dadas et Surréalistes larguent les amarres de la raison, considérée comme bourgeoise.
Le thème du maître et du disciple ne réapparaît sur scène qu'au milieu du vingtième siècle (18) 18. En 1889, Le Disciple, roman de Paul Bourget, présente un maître moralement responsable de l'effet pervers de sa pensée sur un disciple. . Des pièces connues mettent en scène des enseignants: Le Professeur Taranne et Le Sens de la marche d'Arthur Adamov, La Leçon d'Eugène Ionesco, En attendant Godot où Lucky, un poète et philosophe déchu, ancien précepteur du riche Pozzo, est devenu son valet. Créé dans de petites salles, en marge du théâtre bourgeois, ce théâtre est écrit par des intellectuels pour des intellectuels, réservé aux initiés. Lors de la création d' En attendant Godot, un critique note une complicité entre auteur et spectateurs, "un plaisir de connivence [...] d'autant plus que l'auteur cligne de l'oeil" (19) 19. Luc Estang, La Croix, 9 Janvier 1953. . Un peu plus tard, lors de la reprise d'En attendant Godot, un autre critique rappelle l'irritation du public intellectuel, lors de la création :

Les intellectuels qui entendaient s'assurer l'exclusivité de Beckett avaient laissé percer leur agacement de voir le public dit "bourgeois" goûter un plaisir sacrilège à une pièce point faite pour lui (20) 20. Max Favalelli, Paris-Presse l'Intransigeant, 9 Mai 1961. .

Avec le recul d'une cinquantaine d'années, on peut constater que le thème du maître et du disciple a disparu à la fin des années cinquante. Fin de partie, au nom significatif, met en scène la mort volontaire du maître.
En 1968, la morale de la maîtrise de soi est théâtralement mise à mort. Les slogans salissent les murs: il faut vivre selon son désir; il est interdit d'interdire; il faut être réaliste et demander l'impossible... La morale cède la place à son contraire: l'abandon aux instincts et aux pulsions. A l'effort sur soi succède la désinvolture et le laisser-aller.
Cette inversion des valeurs transforme les rapports des adultes et des jeunes. Au respect envers l'adulte a succédé la haine et le mépris. (Mal) éduqués par des parents qui ont renoncé à toute autorité, les jeunes ne les respectent plus comme ils ne respectent plus leurs professeurs qu'ils insultent, filment avec leurs portables et ridiculisent sur le web. Le pire est à craindre et probablement à venir: déjà, deux enseignantes ont été poignardées; récemment, un gamin est allé à l'école avec un fusil de chasse dans le but d'exterminer ses professeurs. Ces "tueurs" en herbe ont entre douze et treize ans.
Mais ce sont ces "jeunes" qui accusent les "vieux" de tous les maux. Ainsi, une croyance répandue chez certains adolescents a été que le Sida (AIDS) est un problème de "vieux" que les "jeunes" ne peuvent transmettre; une jeune chanteuse à succès, se faisant la porte-parole d'une opinion commune chez les "jeunes", a déclaré que les "vieux" profitent d'eux (on se demande comment...); non seulement les "vieux" sont contagieux, égoïstes et exploiteurs, mais ils sont également incapables : un blogger interprète à sa manière l'exploit de Chesley Sullenberger,

Vous savez ce vieux pilote qui posé son avion avec plein de passagers sur l'Hudson, après une panne de ses réacteurs endommagés par des oiseaux [...] Non, ce pilote qui de toutes façons était trop vieux pour réussir sciemment une telle opération, n'a fait que bénéficier de la queue de la loi de Gauss (21) 21. Voir le blog de Pascal François (http://pascalfrancois.blogemploi.com), janvier 2009. Ce blog existe encore, mais l'article est maintenant inaccessible. .

Des adultes opportunistes exploitent le filon de la complaisance envers les jeunes. Martin Hirsch, "Haut Commissaire aux Solidarités Actives et à la Jeunesse", déclare dans une radio nationale :

J'ai défendu la cause des jeunes face aux actionnaires, face aux vieux [...] Si la manière dont on se sort de la crise, c'est pour privilégier nos actionnaires, fonds de pension, c'est-à-dire les vieux au détriment des jeunes... (22) 22. France Inter, "Le Sept Dix", émission de Nicolas Demorand, 9 Mars 2009. Martin Hirsch tient les propos rapportés en réponse à un auditeur, partie de l'émission maintenant non accessible. Il ne fait que reprendre plus nettement à son compte ce qu'il a dit quelques minutes auparavant en rapportant des propos de chefs d'entreprises qu'il a rencontrés : voir sur le site de Radiofrance (http://sites.radiofrance.fr/franceinter/em/septdix/index.php?id=77332) à 3'10". .

Les vieux sont devenus les boucs émissaires des jeunes.
Le respect envers l'adulte n'existant plus, le savoir n'est plus transmis. Corrélativement à sa perte d'influence économique, la France perd son influence linguistique, particulièrement en Afrique où des pays anciennement francophones se tournent vers l'anglais et le monde anglo-saxon.
Les Français de souche, connus pour leur esprit casanier, se mettent à émigrer, tout au moins les mieux formés ou les plus riches. De deux à trois cent mille Français travaillent à Londres; de plus en plus de Français vivent aux Etats-Unis.
Après les émeutes de 2005 en banlieue parisienne, cette distraction des jeunes qui consiste à brûler des automobiles a pris une nouvelle dimension: le nombre de voitures incendiées est passé, en moyenne, de trente à soixante-dix par nuit.
La France retourne au désordre.

La tragédie

George Steiner n'a pas cru à la possibilité d'une tragédie moderne (23) 23. G. Steiner, La Mort de la tragédie, trad. Rose Celli, (Paris: Gallimard, 1993), pp. 325-41. . Pierre Vidal-Naquet n'y a pas cru non plus (24) 24 Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, (Paris: Seuil, 1996), p. 466. . Et Jean-Pierre Vernant pas davantage (25) 25. Idem., p. 452. . Bernard Dort a noté que "Toute la dramaturgie du vingtième siècle a vécu cette vaine attente : celle de la tragédie" (26) 26. B. Dort, "Tragédie: Est-il une tragédie au XXe siècle?", in Encyclopædia Universalis, 4è éd., 20 Vols (Paris: Encyclopædia Universalis France, 1975) XVI, 235-37, (p. 237). . Jean-Pierre Vernant a justifié son refus de reconnaître une tragédie moderne :

Si on veut déclarer qu'il y a un tragique aujourd'hui, il faut que ce soit à l'intérieur d'un système où ce qui était l'arête, l'épine dorsale de l'individu humain à travers toute la tradition occidentale des trois derniers siècles a disparu. (p. 452)

Cette "épine dorsale de l'individu" peut sans ambiguïté être identifiée à la morale de la maîtrise de l'instinct incarnée dans le thème du maître et du disciple. Samuel Beckett, après avoir placé ce thème dans l'intrigue secondaire d'En attendant Godot l'a mis au centre de Fin de partie.
Hamm, le maître de Fin de partie, est un intellectuel d'une culture universelle dont la maîtrise de l'instinct est poussée à l'extrême puisqu'il est devenu symboliquement aveugle, paralysé, souffrant de problèmes cardiaques et d'une vessie déficiente. Samuel Beckett réhabilite le maître qui, après Corneille, a été critiqué par tous les auteurs dramatiques. La pièce met en scène les derniers moments de l'univers dominé par ce personnage incarnant la culture et la maîtrise de soi. Hamm mort, plus rien ne subsistera de ce monde qui survit encore dans ce lieu au nom révélateur: "Le Refuge". Alors, le monde sera livré aux "chiens", ces êtres sans dignité ni pudeur qui vivent selon le sensible.
Bernard Dort a noté à propos du théâtre de Beckett: "Nous demeurons dans un monde tragique sans tragédie. Un monde [...] empoisonné par le fantôme d'une impossible transcendance." (27) 27. Ibid.. . Sans transcendance : pas de tragique. La loi physiologique, comme le vieillissement, ne saurait la remplacer: Oh les beaux jours est le drame d'une femme vieillissante qui ne supporte pas la disparition de sa beauté, ce n'est pas une tragédie. Pas plus que la loi physiologique, la passion ne peut créer de tragique moderne. Henri Gouhier dénonce "L'illusion d'une tragédie moderne qui ferait descendre la nécessité du ciel sur la terre et où la passion agirait comme une fatalité" (28) 28. H. Gouhier, Le Théâtre et l'existence, (Paris: Vrin, 1980), p. 50. . Bernard Dort élimine, avec la pulsion, l'histoire : "Pas plus dans Marx que dans Freud, il n'y a de place pour une transcendance. L'histoire n'est pas une fatalité, pas plus que la libido." (29) 29. Voir note 24. .
Henri Gouhier ouvre une piste de réflexion :

En effet, famille, nation, clan ou autre, le groupe est principe tragique, pourvu qu'à travers un système de représentations collectives, il introduise dans les consciences individuelles la transcendance d'un idéal impérieux (30) 30. Gouhier, Le Théâtre et l'existence, p. 40. .

La loi morale qui astreint à la maîtrise de soi est cette transcendance. Si la maîtrise de l'instinct n'est pas la loi de tous, le monde devient un lieu d'affrontements entre désirs concurrents. La violence se déchaîne et le monde retombe dans les troubles contre lesquels il s'est difficilement prémuni en engageant chacun à l'autodiscipline. La raison implique la limitation des désirs et le respect des hiérarchies. C'est pourquoi l'exemple de l'empereur cornélien s'impose aux jeunes gens avec la force d'une exigence morale. Transgresser cette loi morale, c'est prendre le risque d'ouvrir la boîte de Pandore, à la fois signe de folie et de faute morale. On rejoint la réflexion de Henri Gouhier qui souligne que l'ordre crée une dimension métaphysique sans laquelle il ne saurait y avoir de tragédie: "Le social [...] institue un ordre à la fois supérieur et intérieur aux âmes, non une organisation qui, ne leur étant ni supérieure ni intérieure, leur reste extérieure." (31) 31. Idem, p. 41. Le propos s'applique à une pièce de Jules Romains, Cromedeyre-le-Vieil, mais il est parfaitement adapté au contexte cornélien. .
Le mythe est affirmation; le tragique est critique. Une formule connue les met en opposition, le tragique apparaissant "Lorsqu'on regarde le mythe avec l'oeil du citoyen" (32) 32. W. Nestle, cité in J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, (Paris: Maspero, 1973), p. 25. . Dans le monde tragique grec, un passé caractérisé par le culte du héros s'oppose à un présent démocratique. Or, de Corneille jusqu'à Beckett, le théâtre a fonctionné comme une totalité contenant une affirmation et la série de ses négations. La pièce de Corneille a été un modèle pour les générations suivantes, mais un modèle rapidement remis en cause. On peut penser que le tragique est en germe dans la critique de la conception cornélienne du héros faite par les Molière, Marivaux, Lenz, Goethe, etc., et qu'il s'est développé avec la critique de l'idée de la raison toute puissante, fondement de la vie sociale. Avec l'écart grandissant séparant le "réel" du "mythe", avec l'inadéquation toujours plus marquée des conceptions cornéliennes d'avec la réalité, la tragédie s'est finalement imposée. Cinna a joué le même rôle pour Fin de partie que l'épopée homérique pour la tragédie grecque.
Parler de tragédie, c'est aussi poser le problème essentiel du langage. Très tôt, depuis l'époque hellénistique, des scholies soulignant des ambiguïtés de langage ont accompagné les textes tragiques. Ces commentaires indiquent que le héros est abusé par le double sens d'un mot ou d'une formule dont il n'a retenu qu'un versant de signification.
Cette ambiguïté du langage tragique, Samuel Beckett l'a mise au centre de son théâtre grâce à son système du référent philosophique (33) 33. Cf. Gérard Piacentini, "Le référent philosophique comme caractère du personnage dans le théâtre de Samuel Beckett", Revue d'histoire du théâtre, 4 (1990), 323-370. . Comme chaque personnage incarne une philosophie, les mots et les notions qui ont un sens particulier dans chacune de ces philosophies, ou un sens différent du langage courant, servent à créer des ambiguïtés et des incompréhensions entre personnages. De plus, l'auteur utilise ces mots et ces notions qui ont un sens particulier pour mystifier le spectateur en lui faisant croire que les personnages disent autre chose que ce qu'ils disent réellement. Du coup, le texte apparaît mystérieux jusqu'à l'incohérence.
Dans le but de renforcer des effets de non-dit et de rendre le texte encore plus opaque, Samuel Beckett a utilisé d'autres références qui ne prennent leur sens qu'une fois replacées dans l'oeuvre dont elles ont été extraites car, dans ses grandes pièces consacrées à la fin de la culture, l'auteur a adopté une ligne de conduite qui consiste à n'y introduire que des citations culturelles. Il n'y a pas de référence directe à un fait ou à un événement, mais toujours médiation par une oeuvre (34) 34. G. Piacentini, Samuel Beckett mis à nu..., p. 111. . Les auteurs concernés couvrent tout le domaine de l'art et de la pensée, de Homère aux Marx Brothers, de Confucius à Sartre, de Shakespeare à Alan Alexander Milne, de Rembrandt à Marcel Duchamp...
Deux indices laissent clairement penser que Samuel Beckett a voulu écrire une tragédie. Le premier consiste dans le changement de perspective qui intervient entre En attendant Godot et Fin de partie.
La tragédie met en scène des personnages actifs. Or, dans En attendant Godot, les personnages sont passifs, en attente. En revanche, bien qu'il soit aveugle et paralysé, Hamm est un personnage "en acte". Le résultat de l'action de Hamm est Clov qui passe du néant - il contemple son mur, comme Bodhidharma - à l'être et à l'action. Le second indice en faveur de l'écriture d'une tragédie consiste en ce que Fin de partie a été écrite notamment contre la Poétique d'Aristote. Samuel Beckett détourne nombre de notions aristotéliciennes  - les six parties constitutives de la tragédie, l'action, la crainte et la pitié, le double dénouement, etc. - pour montrer que la conception aristotélicienne de la tragédie n'a pas de fondement (35) 35. Cf. "Fin de partie: Samuel Beckett critique d'Aristote", Revue d'histoire du théâtre, 1 (1994), 17-26. . En vérité, pour qu'il y ait tragédie, il n'est pas besoin de "faute tragique", la fameuse hamartia; il n'est pas besoin de rebondissements ("Pourvu que ça ne rebondisse pas !" (p. 103)); il suffit d'être né: "Mais réfléchissez, réfléchissez, vous êtes sur terre, c'est sans remède!"(p. 91)
Le dernier point important concerne la crise de l'ordre hiérarchique dont on a vu qu'elle transforme les jeunes Français en bourreaux de leurs professeurs en particulier et des adultes en général.
Le premier monologue de Hamm établit une hiérarchie: lui-même au sommet, ses parents en dessous, Clov au niveau inférieur. Lorsque Clov est devenu adulte, la distance qui le séparait de Hamm a été abolie. Alors Clov n'a plus eu de respect pour celui dont il était le domestique servile et il a frappé Hamm avec le chien en peluche d'un "grand coup sur le crâne" (p. 101). Or, dans Troïlus et Cressida de Shakespeare, Ulysse évoque l'ordre hiérarchique: quand il n'existe plus, c'est le chaos; la force prime le droit; le respect dû à l'âge est aboli, le fils brutal assomme son père (I, 3)...
Fin de partie correspond à la fin d'une période de plus de cinq siècles de l'histoire de la France, terme qui a été amené par l'épuisement d'un modèle basé sur la maîtrise de l'instinct.
La grande culture et l'identité françaises sont apparues en réaction à l'occupation anglaise. L'identité française s'est constituée contre l'Angleterre et, jusqu'à l'Entente Cordiale, l'Angleterre est restée "l'ennemi héréditaire". En 1898, le spectre de la guerre plane à l'occasion de l'affaire de Fachoda.
Après la défaite de 1870, la France a eu besoin d'un faire-valoir: l'aventure coloniale a été justifiée par le désir de restaurer une image mise à mal et de nier l'affaiblissement d'une identité. Trois quart de siècle plus tard, cette crise de civilisation arrive à son terme. Saignée à blanc par la guerre de 14-18, la France n'a plus la force de soutenir son rang en 1940. Les vicissitudes dues à la guerre (hommes maintenus en captivité près de cinq ans, femmes obtenant le droit de vote en 1945) mettent le modèle patriarcal à l'agonie. Le désastre de Diên Biên Phu, en 1954, est d'autant plus humiliant que ce sont d'anciens colonisés qui battent l'armée Française dans un affrontement classique, sur un champ de bataille choisi par celle-ci (cette défaite marquant la fin de l'empire colonial puisque la guerre d'Algérie débutera quelques mois plus tard). En même temps, un modèle économique privilégiant le désir et la consommation se met en place, ce qui condamne la vieille morale de la maîtrise de l'instinct; l'année 1957 étant une année charnière pour ce passage à la société de consommation.
C'est cette crise de civilisation que les critiques de la création de Fin de partie ont ressentie, crise qui se continue actuellement.
A partir de Descartes, le dieu Chrétien se transforme en un dieu philosophique qui n'intervient plus dans le cours des affaires humaines. Pour assurer l'ordre dans ce monde que la disparition de la transcendance laisse ouvert à la violence et à la guerre civile, il faut qu'un avatar de Dieu règne sur le monde humain: le maître. L'importance de cette figure s'accentue quand la fin de la civilisation de la maîtrise de soi se profile et que l'affaiblissement du pays le met en danger comme en 1917 ou en 1940. C'est alors que les figures paternelles de "Sauveurs de la Patrie" apparaissent : Georges Clémenceau, le maréchal Pétain, Charles de Gaulle (36) 36. Le prestige du général de Gaulle lui a permis de mettre un terme à la guerre d'Algérie, ce qu'il était probablement le seul à pouvoir faire sans qu'éclate une guerre civile. , le second ayant, en 1940, une conception du sauvetage du pays fort différente des deux autres... Par la suite, avec l'installation dans la société du désir, les politiciens ressemblent de moins en moins à ce modèle et rejoignent le niveau de l'humanité moyenne: en visite au Salon de l'Agriculture en février 2008, interpellé de manière insultante, le président Nicolas Sarkozy répond sur le même registre à celui qui l'a outragé.
L'importance des maîtres, héritiers de Descartes et de Corneille, ne s'est pas cantonnée au domaine moral ou politique. La raison qu'ils incarnent a permis à la France de jouer un rôle dans la modernité, mais elle a également figé la société, justifiant les penseurs français qui ont longtemps refusé l'indéterminé au nom de la clarté. Après Descartes qui pensait pouvoir rendre compte du monde avec des notions simples, dans le dernier quart du dix-huitième siècle, le savant Laplace estime que l'homme est prédéterminé dans un monde où tout est prévisible. La physique moderne réalisant l'erreur du déterminisme, à partir du vingtième siècle, le centre de gravité de la science s'est situé dans des pays où on n'a pas cru aux idées "claires et distinctes", comme l'Allemagne, l'Autriche, le Danemark, etc... (37) 37. Le mathématicien Henri Poincaré et le physicien Louis de Broglie sont deux exceptions notables.
Les artistes, particulièrement les peintres, ont su se dégager de cette chape de plomb et ont rompu avec l'académisme dès le milieu du dix-neuvième siècle. Le nombre des artistes dissidents a grossi, malgré l'hostilité du public. Au début du vingtième siècle, la France est devenue un lieu de création pour des artistes venus des quatre coins de l'Europe. Elle occupe alors une position exceptionnelle dans le monde artistique qu'elle garde jusqu'à la fin des années 50.
Samuel Beckett et les auteurs que l'on peut rattacher au tragique, Arthur Adamov et Eugène Ionesco sont, eux-aussi, des étrangers. Cette distance par rapport à la culture française les rend plus lucides que les auteurs indigènes, avec le résultat que l'on connaît.


mis en ligne le 18 mars 2010