théâtre

Gérard Piacentini :
Fin de partie de Samuel Beckett : une critique de La Phénoménologie de l'Esprit de Hegel.


En attendant Godot et Fin de partie ont été à plusieurs reprises considérées comme des ½uvres influencées par La Phénoménologie de l'Esprit de Hegel ; Pozzo et Lucky d'une part, Hamm et Clov d'autre part, étant supposés être des incarnations du couple maître-esclave (1) 1. On en trouve une revue dans : Victor Carrabino, « Beckett and Hegel : the dialectic of lordship and bondage », Neophilologus, Vol LXV, n°1, janvier 1981, p. 41, note 8. Par la suite, Didier Anzieu a repris l'interprétation d'En attendant Godot et de Fin de partie par la dialectique du maître et de l'esclave (Beckett et le psychanalyste, Mentha-Archimbaud, 1992, p. 121 et p. 148-149). . Or, nous avons vu que la relation qui lie Pozzo à Lucky, et Clov à Hamm, est celle du disciple envers un maître, le maître étant entendu au sens de guide intellectuel et moral, comme on l'a montré précédemment (2) 2. Gérard Piacentini, « Le thème du maître et du disciple dans le théâtre moderne et contemporain », Revue d'histoire du théâtre, n° 3-4, 2001. Voir également : « Le référent philosophique comme caractère du personnage dans le théâtre de Samuel Beckett », Revue d'histoire du théâtre, n° 4, 1990. . En effet, dans un nombre significatif de grandes pièces modernes, il y a un couple composé d'un maître et d'un disciple : le maître est un homme d'un certain âge qui a un rapport essentiel avec le savoir - il est philosophe, savant ou professeur - et il exerce sur le disciple une influence matérielle ou morale déterminante.
Dans Fin de partie, qui termine le cycle des pièces du maître et du disciple entamé avec Corneille, la problématique générale subit un glissement. Alors que depuis son instauration, le thème du maître et du disciple tourne principalement autour de la difficulté qu'éprouve le disciple à se soustraire à l'idéologie de la maîtrise de soi incarnée par le maître, Fin de partie souligne les qualités de celui-ci - rigueur intellectuelle et morale - même si par ailleurs elle ne dissimule pas son égoïsme et son insensibilité.
La dégénérescence de cette relation non repérée du maître et du disciple a induit des critiques à voir dans En attendant Godot une illustration de la relation hégélienne du maître et de l'esclave, mais cette relation ne peut être introduite dans le texte sans le forcer : par exemple, Victor Carrabino considère que, au second acte, Lucky a renversé la relation maître-esclave et que Pozzo est devenu « l'esclave de son esclave » du simple fait que Lucky est plus « mobile » que Pozzo, alors même que le texte montre que ce dernier force Lucky à porter des valises pleines de sable, signe de sa propre supériorité (3) 3. « Lucky's mobility makes him higher than Pozzo who indeed has become the true slave of his own slave » : Victor Carrabino, op. cit., p. 35. Les confusions naissent également de la non-compréhension de la manière dont sont construits les personnages : ce même auteur voit dans le fait que Pozzo intime à Lucky l'ordre de le regarder le désir du maître de se reconnaître dans le regard de l'esclave, alors qu'il s'agit de la déchéance d'un personnage dont le référent stoïcien le voue à être « un acteur sur le théâtre du monde », mais qui a versé dans l'histrionisme, ce que souligne notamment le jeu avec le vaporisateur, à l'acte I. De plus, on ne retrouve pas dans En attendant Godot les thèmes qui justifieraient le rapprochement avec La Phénoménologie. . Il en va tout autrement avec Fin de partie où Samuel Beckett oppose le thème du maître et de l'esclave au thème du maître et du disciple. En effet, la situation de départ est celle du couple du maître et de l'esclave de La Phénoménologie de l'Esprit : Hamm est un maître servi par un valet, Clov.
Dans Fin de partie, considérons le premier monologue de Hamm :

Mais est-ce dire que nos souffrances se valent ? Sans doute. (Un temps.) Non, tout est a - (bâillements) - bsolu, (fier) plus on est grand et plus on est plein. (Un temps. Morne.) Et plus on est vide.

L'absolu, « identité de l'identité et de la non-identité » (4) 4. Jean Hyppolite, traducteur de La Phénoménologie de l'Esprit, précise en note : « Dans sa première ½uvre d'Iéna sur la Différence des systèmes de Fichte et de Schelling, Hegel avait adopté en apparence la philosophie de l'Absolu de Schelling - en réalité, sa conception de l'absolu, identité de l'identité et de la non-identité, lui était bien personnelle. » G.W.F. HEGEL, La Phénoménologie de l'Esprit, Paris, Aubier-Montaigne, 1977, tome I, p. 13, note 19, abrégé dans la suite en La Phénoménologie, I. , qui lie dialectiquement le plein et le vide, fait référence à Hegel. On pourrait dès lors s'attendre à ce que Fin de partie présente la lutte du maître et du serviteur en une sorte de version dramatique de La Phénoménologie de l'Esprit. Bien au contraire, c'est à une critique de l'½uvre de Hegel que se livre l'auteur : on peut d'ailleurs remarquer immédiatement que l'absolu fait bâiller Hamm.

Education et domination

Emile Bréhier résume La Phénoménologie : « Comment la pensée philosophique naît chez l'homme et comment elle est la consommation de la connaissance, voilà ce que Hegel nous apprend dans cette Phénoménologie de l'Esprit (5) 5. Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, Paris, P.U.F., 1991, tome III, p. 664. . »
Un premier rapprochement peut être effectué avec la pièce qui montre comment Clov, personnage submergé par le sensible - il est sujet à des hallucinations -, sans « personnalité », accède à l'être par l'apprentissage de la dialectique stoïcienne, puis de la dialectique aristotélicienne (6) 6. Cf. « Le référent philosophique. » . La Phénoménologie présente deux volets :

La Phénoménologie de l'Esprit décrit un double mouvement balancé : celui par lequel le sujet, cherchant la certitude dans un objet extérieur, la trouve finalement en lui-même, et celui par lequel le sujet, pour s'affirmer, s'opposant d'abord aux autres sujets qu'il détruit ou assujettit, se réconcilie avec eux dans l'Esprit (7) 7. Emile Bréhier, ibid., p. 664. .

Les deux mouvements de La Phénoménologie peuvent être rapprochés des deux volets de la pièce et concernent chacun un des deux personnages. Le premier mouvement correspond à Clov qui contemple un mur blanc avant de trouver en lui-même la force de partir. Le deuxième mouvement est pris à contre-pied par Beckett : Hamm est un intellectuel doté d'une conscience morale exigeante et non un maître ne cherchant qu'à asservir et à tuer (8) 8. Hamm semble faire assassiner sa mère par Clov, mais ce n'est qu'un « trompe-l'½il » basé sur l'homophonie des mots « pou » et « pouls ». De même, la réponse de Clov  au sujet du vieux médecin qui est mort « naturellement » joue sur les deux sens du mot : « bien entendu » et « de manière naturelle ». ; de plus, Hamm meurt dans le mépris de l'humanité et non pas réconcilié avec elle.

La religion

Pour Hegel, grâce à la médiation de l'homme-dieu, l'homme peut sortir de la conscience malheureuse qui est la forme de vie antérieure à la religion chrétienne. Un commentateur résume : « Pour Hegel, l'intervention de l'Incarnation est décisive, elle accomplit la rationalité, car tous les efforts de l'homme pour joindre l'absolu, pour pénétrer l'infini, demeurent sans fruit tant que Dieu lui-même ne vient pas à l'homme (9) 9. C. Bruaire, « Hegel », Encyclopedia Universalis, tome 8, 1972. . » [Je souligne]
Dans Fin de partie, à l'instigation de Hamm, les personnages prient Dieu :

HAMM.- Prions Dieu.
[.]
NAGG (fermant les yeux, joignant les mains, débit précipité).- Notre Père qui êtes aux...
HAMM.- Silence ! En silence ! Un peu de tenue ! Allons-y (Attitudes de prière. Silence. Se décourageant le premier.) Alors ?
CLOV (rouvrant les yeux).- Je t'en fous ! Et toi ?
HAMM.- Bernique ! (A Nagg.) Et toi ?
NAGG.- Attends. (Un temps. Rouvrant les yeux.) Macache !
HAMM.- Le salaud ! Il n'existe pas !
CLOV.- Pas encore.

La prière fait partie du processus d'éducation. La conclusion de Hamm - Dieu n'existe pas - est faite au bénéfice de Clov : il faut que celui-ci renonce à espérer dans un au-delà, à attendre. Mais Clov n'est pas encore résigné à considérer le monde d'ici bas comme la seule réalité. C'est pourquoi, à la conclusion de Hamm, Clov oppose une formule à double sens : Clov espère « encore » que Dieu viendra à lui. 

Le temps

La Phénoménologie transforme la perception du temps :

Ainsi La Phénoménologie permet-elle le passage du « temps » comme extériorité mauvaise de l'esprit par rapport à lui-même - son pur « être-là », comme morcellisation de ses moments disjoints - à l'authentique temporalité d'une « histoire » entendue comme la com-préhension sursumante de ses moments (10) 10. Pierre-Jean Labarrière, La Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, Paris, Aubier, 1979, p. 41. .

Donc, un avant et un après : avant, une conscience parcellisée vivant des moments disjoints, marquée par l'incohérence ; un après caractérisé par une succession de moments qui se fondent dans une histoire signifiante.
Dans Fin de partie, à l'approche de la mort, Hamm revient, à deux reprises, sur ce qu'a été sa vie : « [.] Instants sur instants, plouff, plouff, comme les grains de mil de .(il cherche). ce vieux Grec, et toute la vie on attend que ça vous fasse une vie » (11) 11. Rappelons que les trois points de suspension soulignent le mot qu'ils précèdent, Cf. « Le référent philosophique comme caractère du personnage dans le théâtre de Samuel Beckett », note 2. ; « Instants nuls, toujours nuls, mais qui font le compte, que le compte y est, et l'histoire close. »
Beckett souligne l'inanité de la conception hégélienne du temps. Le premier fragment cité reprend le Sorite déjà présent dans le premier monologue de Clov et par lequel il exprime l'espoir de pouvoir partir et voir sa vie changer : « Les grains s'ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c'est un tas, un petit tas, l'impossible tas ». A la fin, Hamm avoue que sa vie a été sans signification et sans harmonie, ce qui confirme la vanité de tout espoir.

La certitude sensible

Dans La Phénoménologie, la première marche vers le savoir absolu est la certitude sensible (12) 12. C'est la première « figure » de la section « Conscience ». : « le présent de la certitude sensible porte en lui toute vérité (13) 13. Pierre-Jean Labarrière, op. cit., p. 100. . » Or, Fin de partie établit que le sensible trompe. L'éducation de Clov consiste à se fier à l'intelligence et non aux sens : ceux-ci induisent en erreur, comme Hamm le démontre à Clov quand il fait semblant de croire que le soleil frappe son visage alors qu'il n'y a pas de soleil ; quand il demande à Clov qui éprouve une sensation de froid d'origine existentielle sans rapport avec la saison et la température : « Quel mois on est ? »
Clov montre qu'il a retenu la leçon dans l'épisode où Hamm appelle son père puisqu'il a retenu qu'on ne peut rien affirmer à partir d'une donnée des sens :

HAMM.- [.] Père ! (Un temps. Plus fort.) Père ! (Un temps.) Va voir s'il a entendu.
Clov va à la poubelle de Nagg, soulève le couvercle, se penche dessus. Mots confus.
CLOV.- Oui.
HAMM.- Les deux fois ?
Clov se penche. Mots confus. Clov se redresse.
CLOV.- Une seule.
HAMM.- La première ou la seconde ?
Clov se penche. Mots confus. Clov se redresse.
CLOV.- Il ne sait pas.
HAMM.- Ça doit être la seconde.
CLOV.- On ne peut pas savoir.
La dialectique du maître et de l'esclave

Samuel Beckett a particulièrement utilisé un chapitre de La Phénoménologie : « Indépendance et dépendance de la conscience de soi ; domination et servitude » dont le contenu est habituellement désigné sous les termes de « dialectique du maître et de l'esclave »; Pierre-Jean Labarrière remarque qu'il est plus correct d'en parler comme « dialectique du maître et du valet » (14) 14. Ibid., p. 75. .
Deux êtres se sont affrontés. L'un n'a pas eu peur de la mort : il est devenu le maître. L'autre a éprouvé cette peur : il est devenu le valet. Du coup, le maître a joui du monde sans avoir à le travailler, à travers la médiation du second. Mais le maître a perçu son être à travers le regard du valet - conscience aliénée. Aussi, il est apparu que la conscience du maître, reposant sur sa reconnaissance par une conscience aliénée, était une conscience fausse  et il est devenu l'esclave de son esclave. De son côté, dans un premier temps réduit à la servitude, par son travail sur le monde - « le travail forme » -, le valet a acquis une conscience vraie, et la maîtrise (15) 15. Jean Hyppolite résume : « C'est l'inégalité de reconnaissance qui va maintenant se manifester ; le maître deviendra l'esclave de l'esclave, et l'esclave le maître du maître. Tout le développement qui suit insiste sur la culture, en un sens très réaliste, de la conscience de soi de l'esclave [.] Cette dure formation de l'homme par la peur, le service, le travail, est un moment essentiel de la formation de toute conscience de soi », La Phénoménologie, I, p. 163, note 25. . Il est devenu le maître du maître. Là s'arrête le chapitre « Indépendance et dépendance de la conscience de soi ; domination et servitude ». Dans le tome II, non prévu au départ, intervient la réconciliation.
Donc, mettre en scène la dialectique du maître et du valet « qui se présente comme une sorte de parabole de portée universelle susceptible d'applications multiples, illimitées (16) 16. Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Les Premiers combats de la reconnaissance. Maîtrise et servitude dans La Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, Paris, Aubier, 1987, p. 10 et qui est un thème essentiel de la philosophie des années 30, aurait pu tenter l'auteur.
On retrouve chez Beckett le couple du maître et du valet avec Hamm et Clov.

La peur de la mort

Le point de départ de la pièce est l'ébauche de décision de Hamm de mourir. À mesure que la mort effective approche, Hamm apparaît moins assuré. Au début sûr de lui, il devient inquiet et nerveux jusqu'à céder à la panique lorsque Clov lui dit qu'il n'y a plus de « calmant ». En fait, Hamm avait rêvé sa mort : celle-ci n'était alors qu'un événement abstrait. Devenue proche, l'angoisse est apparue. Hamm n'a plus été sûr de pouvoir assumer. Ainsi, Samuel Beckett fait une première critique de Hegel en montrant l'irréalité de l'idée de mort mise en oeuvre par le philosophe.
Le valet, Clov, refuse d'assumer le risque lié à la vie. C'est sur ce sentiment que Hamm s'appuie pour le provoquer et le faire réagir :

CLOV.- Je te quitte, j'ai à faire.
HAMM.- Dans ta cuisine ?
CLOV.- Oui.
HAMM.- Hors d'ici, c'est la mort. (Un temps.) Bon, va-t'en.

Hamm utilise la peur de Clov non pour l'asservir, mais pour le libérer.

La libération de l'esclave

Selon le schéma hégélien, dans la lutte du maître et de l'esclave, l'esclave se nie lui-même comme individu, faisant sien le point de vue du maître : « Est donc ici présent ce moment de la reconnaissance dans lequel l'autre conscience se supprime comme être pour soi et fait ainsi elle-même ce que l'autre fait sur elle (17) 17. La Phénoménologie, I, p. 163. . »
Dans Fin de partie, si Clov se refuse à être, ce n'est pas de la responsabilité de Hamm qui s'est attelé à son éducation :

CLOV.- Il n'y a plus de nature.
[.]
HAMM.- Mais nous respirons, nous changeons ! Nous perdons nos cheveux, nos dents ! Notre fraîcheur ! Nos idéaux !
CLOV.- Alors elle ne nous a pas oubliés.
HAMM.- Mais tu dis qu'il n'y en a plus.
CLOV (tristement).- Personne au monde n'a jamais pensé aussi tordu que nous.
HAMM.- On fait ce qu'on peut.
CLOV.- On a tort.
Un temps.
HAMM.- Tu te crois un morceau, hein ?
CLOV.- Mille.
Un temps.
HAMM.- Ça ne va pas vite. (Un temps.)

Au début de ce fragment, Hamm encourage Clov : la « nature » existe encore, même si elle les a « oubliés » ; ainsi Hamm suggère que Clov parte et vive sa vie (18) 18. Plus tard, Hamm reprend le thème d'une vie possible loin du « Refuge » : « Hamm.- As-tu jamais pensé à une chose / Clov.- Jamais. / Hamm.- Qu'ici nous sommes dans un trou. (Un temps.) Mais derrière la montagne ? Hein ? Si c'était encore vert ? Hein ? (Un temps.) Flore ! Pomone ! (Un temps. Avec extase.) Cérès ! » . Alors Clov met en avant l'inutilité de tout effort. Hamm provoque Clov pour fouetter son orgueil à travers une formule transparente qui fait appel à la notion stoïcienne de « tension ». Mais Clov est sans ressort et en fait un aveu sans fard. Malgré les efforts de Hamm, l'éducation de Clov n'avance pas vite et Hamm en fait le constat chagriné.
Les répliques qui tournent autour de l'enterrement font également partie de la problématique de la libération de Clov :

HAMM.- [.] On l'a enterrée ?
CLOV.- Enterrée ! Qui veux-tu qui l'enterre ?
HAMM.- Toi.
CLOV.- Moi ! Je n'ai pas assez à faire sans enterrer les gens ?
HAMM.- Mais moi tu m'enterreras.
CLOV.- Mais non je ne t'enterrerai pas !

Si l'on suit Hegel, la mort cesse d'être un phénomène de nature pour entrer dans l'ordre culturel. Pierre-Jean Labarrière résume : « C'est en effet, par cet acte de piété [l'enterrement des morts] que l'individu familial gagne son universalité (19) 19. Op. cit., p. 135. . » La remarque de Hamm tend à détacher Clov de lui-même et de l'état de nature dans lequel il se situe encore pour le faire accéder à la Culture et à l'Universel.
Mais Clov ne comprend pas. Il pense que son pseudo-père est d'humeur morose et il lui remonte gentiment le moral, faisant montre de la nature ambivalente des sentiments qui le lient à Hamm (20) 20. Par ailleurs, cet épisode est une occasion pour Beckett de créer un effet d'incommunicabilité et d'incompréhension entre les personnages. .

Le travail

Dans La Phénoménologie, le valet accède à la conscience de soi par le travail.
En revanche, chez Beckett, le travail ne débouche sur rien : rivé aux objets, Clov semble aliéné par eux. Dès le début, l'auteur montre cet aspect du personnage. Après son premier monologue, Clov sort, mais revient immédiatement prendre l'escabeau et ressort avec cet ustensile. Lorsque Hamm lui demande d'aller chercher un biscuit pour Nagg, la réplique de Clov - « Je suis de retour, avec le biscuit » - souligne son statut d'être asservi aux choses. Plus tard, il exaspère Hamm par son attention servile aux soins ménagers :

HAMM.- [...] (Clov commence à ramasser les objets par terre.) Qu'est-ce que tu fais ?
CLOV.- De l'ordre ! (Il se redresse. Avec élan.) Je vais tout débarrasser !
Il se remet à ramasser.
HAMM.- De l'ordre !
CLOV (se redressant).- J'aime l'ordre. C'est mon rêve. Un monde où tout serait silencieux et immobile et chaque chose à sa place dernière, sous la dernière poussière.
Il se remet à ramasser.
HAMM (exaspéré).- Mais qu'est-ce que tu fabriques ?
CLOV (se redressant, doucement) J'essaie de fabriquer un peu d'ordre.
HAMM.- Laisse tomber.
Clov laisse tomber les objets qu'il vient de ramasser.
CLOV.- Après tout, là ou ailleurs.

En fait, il n'y a pas d'asservissement aux choses : par leur intermédiaire, c'est la soumission à l'autre qui est la réalité comme le montre la scène de la lunette :

HAMM.- Tu as la lunette ?
CLOV.- Non, c'est assez gros comme ça.
HAMM.- Va la chercher.
Un temps. Clov lève les yeux au ciel et les bras en l'air, les poings fermés. Il perd l'équilibre, s'accroche à l'escabeau. Il descend quelques marches, s'arrête.
CLOV.- Il y a une chose qui me dépasse. (Il descend jusqu'au sol, s'arrête.) Pourquoi je t'obéis toujours. Peux-tu m'expliquer ça ?
HAMM.- Non... C'est peut-être de la pitié. (Un temps.) Une sorte de grande pitié.

Hamm interprète le sentiment qui enchaîne Clov : ce n'est pas un objet - la lunette -, mais un sentiment qui empêche Clov de gagner sa liberté.
L'épisode du chien souligne que l'abandon du comportement servile envers Hamm accompagne le détachement par rapport aux choses :

HAMM.- Donne-moi le chien.
CLOV (regardant).- Tais-toi.
HAMM (plus fort).- Donne-moi le chien !
Clov laisse tomber la lunette, se prend la tête entre les mains. Un temps. Il descend précipitamment de l'escabeau, cherche le chien, le trouve, le ramasse, se précipite vers Hamm et lui en assène un grand coup sur le crâne.
CLOV.- Voilà ton chien !

Contrairement à Hegel qui voit dans la domination du valet sur les choses la condition de sa libération, pour l'auteur dramatique, les choses ne sont reliées qu'à son aliénation. A vrai dire, elles sont en elles-mêmes dénuées d'importance, n'en ayant que par rapport à un maître.

La Réconciliation

Au terme de La Phénoménologie intervient la réconciliation. Selon Hegel, l'homme, après avoir détruit ou réduit au servage d'autres hommes, se réconcilie avec eux dans l'Esprit qui « est l'homme-dieu ressuscité dans une communauté qui n'est plus naturelle, mais qui a accédé à une « raison responsable (21) 21. J'emploie le terme utilisé par Pierre-Jean Labarrière, ibid., p. 257. ».
Dans Fin de partie, Dieu n'existe pas : Hamm en a fait la démonstration à Clov, dans l'épisode de la prière. Mais si la raison existe chez Hamm et bientôt chez Clov, au terme de son éducation, elle n'existe plus dans le monde. Maintenant, le monde n'est plus habité que par des « chiens (22) 22. Au début de la pièce, Hamm cite son père, sa mère, son « .chien » : ce chien est Clov. Dans son avant-dernier monologue, Hamm dit : « J'aurais appelé mon père et j'aurais appelé mon . (il hésite). mon fils ». Les points de suspension et l'hésitation soulignent le changement de statut de Clov. », des êtres sans pudeur et sans dignité :

HAMM.- Tous ceux que j'aurais pu aider. (Un temps.) Aider ! (Un temps.) Sauver. (Un temps.) Sauver ! (Un temps.) Ils sortaient de tous les coins. (Un temps. Avec violence.) Mais réfléchissez, réfléchissez, vous êtes sur terre, c'est sans remède ! (Un temps.) Allez-vous en et aimez-vous ! Léchez-vous les uns les autres ! (Un temps. Plus calme.) Quand ce n'était pas du pain, c'était du mille-feuille. (Un temps. Avec violence.) Foutez-moi le camp, retournez à vos partouzes !

Le mal et son pardon

La dernière section de l'antépénultième chapitre de La Phénoménologie de l'Esprit, s'intitule « l'Esprit certain de soi-même, la moralité » dont le troisième et dernier paragraphe a pour sous-titre : « le mal et son pardon ». C'est sur le « mal » et son « pardon » que se termine la référence beckettienne à La Phénoménologie de l'Esprit :

HAMM.- Quelques mots... que je puisse repasser... dans mon coeur.
CLOV.- Ton coeur !
HAMM.- Oui. (Un temps. Avec force.) Oui ! (Un temps.) Avec le reste, à la fin, les ombres, les murmures, tout le mal, pour terminer. [Je souligne]

Le pardon est celui de Clov, exprimé dans la dernière réplique de son rôle :

CLOV.- C'est ce que nous appelons gagner la sortie.
HAMM.- Je te remercie, Clov.
CLOV (se retournant, vivement).- Ah pardon, c'est moi qui te remercie.
HAMM.- C'est nous qui nous remercions.

Il convient de considérer attentivement ces deux fragments ci-dessus.
Le mot « c½ur » du premier passage est souligné par les trois points de suspension qui le précèdent selon le principe adopté et strictement respecté par l'auteur : c'est une référence au « coeur dur » que Hegel condamne dans ce paragraphe dans lequel il oppose conscience agissante et conscience jugeante :

La conscience agissante ne se trouve pas seulement appréhendée par l'autre conscience comme ce qui lui est étranger et inégal, mais elle trouve plutôt cette autre conscience, selon la constitution qui lui est propre, égale à elle-même. Contemplant alors cette égalité et l'exprimant, elle se confesse ouvertement à l'autre, comme il s'est en fait mis sur le même plan qu'elle, répète aussi son discours, et exprime dans ce discours son égalité avec elle ; elle attend que se produise l'être-là effectuant la reconnaissance. Sa confession n'est pas un abaissement, une humiliation, un avilissement relativement à l'autre, parce que cette expression n'est pas l'expression unilatérale par laquelle elle établirait son inégalité avec lui ; au contraire, elle s'exprime soi-même seulement à cause de l'intuition de l'égalité de l'autre avec elle-même ; elle exprime, de son côté, leur égalité dans sa confession, et l'exprime parce que le langage est l'être-là de l'esprit comme Soi immédiat ; elle attend donc que l'autre, de son côté, apporte sa contribution à cet être-là. Mais à la confession du mal : « Voilà ce que je suis », ne succède pas la réponse d'une confession du même genre. Cette conscience jugeante ne l'entendait pas ainsi ; bien au contraire, elle repousse de soi cette communauté et est le coeur dur, qui est pour soi et rejette la continuité avec l'autre (23) 23. La Phénoménologie, II, pp. 195-196. Il s'agit du paragraphe intitulé « le mal et son pardon ». . [Je souligne « coeur dur », les autres mots en italique le sont déjà dans le texte original]

A la fin de : « Le mal et son pardon, Rémission et réconciliation », Hegel ajoute : « Briser le coeur dur et le hausser à l'universalité, c'est le même mouvement déjà exprimé dans la conscience qui faisait sa propre confession (24) 24 Ibid., p. 197. . »
La demande de Hamm - « quelques mots. de ton c½ur » - fait partie du processus d'éducation de Clov, même si la demande est sincère, Hamm s'étant attaché à Clov comme à son fils (25) 25. Cf. Gérard Piacentini, « Le problème du mal dans En attendant Godot et Fin de partie », Revue d'histoire du théâtre, n° 2, 1992, p. 160. .
Clov s'est affirmé comme conscience jugeante, face à son père auquel il reproche d'avoir été, par égoïsme et indifférence, cause de la mort de la mère Pegg. La demande de Hamm - quelques mots venus du c½ur - tend à le faire évoluer de l'état de conscience jugeante à celui de conscience agissante. Après un quatrain ironique que Hamm reçoit comme un « crachat », Clov entame sa « confession » :

CLOV (regard fixe, voix blanche).- On m'a dit, Mais c'est ça l'amour, mais si, mais si, crois-moi, tu vois bien que -
HAMM.- Articule !
CLOV (de même).- que c'est facile. On m'a dit, Mais c'est ça l'amitié, mais si, mais si, je t'assure, tu n'as pas besoin de chercher plus loin. On m'a dit, C'est là, arrête-toi, relève la tête et regarde cette splendeur. Cet ordre ! On m'a dit, Allons, tu n'es pas une bête, pense à ces choses-là et tu verras comme tout devient clair. Et simple ! On m'a dit, Tous ces blessés à mort, avec quelle science on les soigne.
HAMM.- Assez !
CLOV (de même).- Je me dis - quelquefois, Clov, il faut que tu arrives à souffrir mieux que ça, si tu veux qu'on se lasse de te punir - un jour. Je dis - quelquefois, Clov, il faut que tu sois là mieux que ça, si tu veux qu'on te laisse partir - un jour.

L'ironie de Beckett s'exprime dans le fait que Clov n'a aucun « mal » à confesser, mais au contraire un « bien ». Il a cru à l'amour, à l'amitié, à la beauté, à l'entraide : pures illusions. Par la prise de conscience que tout cela n'était qu'infantilisme, Clov est devenu adulte :

CLOV.- [.] Puis un jour, soudain, ça finit, ça change, je ne comprends pas, ça meurt, ou c'est moi, je ne comprends pas, ça non plus, je le demande aux mots qui restent - sommeil, réveil, soir, matin. Ils ne savent rien dire.

Les blessures de l'esprit se guérissent sans laisser de cicatrice (26) 26. La Phénoménologie, II, p. 197. ...

Pour Samuel Beckett, cette affirmation est une nouvelle occasion de critiquer le philosophe puisque Clov va garder pour le restant de sa vie les cicatrices morales de son enfance malheureuse :

CLOV.- [.] Je suis si voûté que je ne vois que mes pieds, si j'ouvre les yeux, et entre mes jambes un peu de poussière noirâtre. Je me dis que la terre s'est éteinte, quoique je ne l'aie jamais vue allumée. (Un temps.) Ça va tout seul. (Un temps.) Quand je tomberai, je pleurerai de bonheur.


Dans un monde déchiré où toute réconciliation est illusoire, l'homme est-il libre parce qu'il travaille ? Non, mais parce qu'il a un Père.
Ce Père, instauré par Corneille, les dramaturges suivants ne l'ont reconnu que pour le critiquer. Au moment où, condamné par l'histoire, il disparaît, Samuel Beckett le réhabilite en soulignant l'inconsistance de la théorie hégélienne de la libération de l'homme par le travail.


mis en ligne le 30 janvier 2012