théâtre

Gérard Piacentini :
« La vie... une partie qu'il faut toujours perdre » : Samuel Beckett s'est inspiré de Sainte-Beuve pour créer Fin de Partie.


Sainte-Beuve a émaillé ses ouvrages de critique littéraire de réflexions plus personnelles. Dans ses Derniers portraits littéraires, il livre une pensée qui, pour le lecteur et le spectateur de Fin de partie, résonne de manière familière :

De ce que la vie serait en définitive (ce que je crois) une partie qu'il faut toujours perdre, il ne s'ensuit point qu'il ne faille pas la jouer de son mieux et tâcher de la perdre le plus tard possible. (1) 1. Charles Augustin Sainte-Beuve, Derniers portraits littéraires, Coll. Bouquins, Robert Laffont, 1993, p. 1073. .

Dans cette phrase de Sainte-Beuve se situe l'origine du titre de la pièce de Samuel Beckett, ce qui apparaît d'autant plus clairement qu'une des dernières phrases prononcées par le protagoniste principal et maître du jeu, Hamm, montre une proximité encore plus grande avec la pensée du critique : « Vieille fin de partie perdue, finir de perdre. »
L'intérêt de la référence à Sainte-Beuve ne se limite pas à la découverte de l'origine du titre de la pièce de l'auteur irlandais (2) 2. Id., p. 1075. Dans son essai sur Proust paru en 1929, Samuel Beckett paraphrase une autre pensée de Sainte-Beuve. Le critique a écrit : « Chaque jour je change ; les années se succèdent, mes goûts de l'autre saison ne sont déjà plus ceux de la saison d'aujourd'hui ; mes amitiés elles-mêmes se dessèchent et se renouvellent. Avant la mort finale de cet être mobile qui s'appelle de mon nom, que d'hommes sont déjà morts en moi ! » pensée XII, id., ibid.. Samuel Beckett adapte : « Ce n'est pas seulement qu'hier nous a un peu plus épuisés ; nous sommes différents, nous ne sommes plus ce que nous étions avant la calamité d'hier. Nos désirs d'hier, qui valent pour notre moi d'hier, ne valent plus pour notre moi d'aujourd'hui. » Proust, Paris, Minuit, 1990, pp. 23-24. . Dans l'ouvrage où la pensée précédente porte le numéro XVII, il est particulièrement intéressant de noter la pensée numéro XXIII :

Assembler, soutenir et mettre en jeu à la fois dans un instant donné le plus de rapports, agir en masse et avec concert, c'est là le difficile et le grand art, qu'on soit général d'armée, orateur ou écrivain : il y a des généraux qui ne peuvent assembler et man½uvrer plus de dix mille hommes, et des écrivains qui ne peuvent manier qu'une ou tout au plus deux idées à la fois.
Il y a des écrivains qui ressemblent au Maréchal de Soubise dans la guerre de Sept Ans : quand il avait toutes ses troupes rassemblées sous sa main, il ne savait qu'en faire, et il les dispersait de nouveau pour mieux se faire battre. Je connais ainsi des écrivains qui, avant d'écrire, congédient la moitié de leurs idées, et qui ne savent les exprimer qu'une à une : c'est pauvre. C'est montrer qu'on est embarrassés de ses ressources mêmes.

Ces quelques lignes révèlent le projet de Samuel Beckett dans Fin de partie : créer une pièce de théâtre dotée d'une pluralité de sens.
Fin de partie se présente comme une série de thèmes entrelacés. L'auteur :
- renouvelle la thématique conventionnelle du maître et du disciple ;
- crée une métaphore de la découverte de l'espace par l'enfant ;
- critique la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel ;
- critique la Poétique d'Aristote ;
- propose une tragédie moderne dont le tragique repose sur Hamlet ;
- étend une conception du mal empruntée à l'½uvre de Marcel Proust ;
- illustre un essai de psychologie historique à partir du roman d'Emile Zola, La Débâcle ;
- reprend le projet de Gustave Flaubert de créer une ½uvre composée de citations ;
- annonce la fin de l'art.
Par ailleurs, il est possible que Samuel Beckett ait confié, à travers le portrait de Nell, les motivations profondes qui l'ont amené à devenir écrivain.
Comme cela a été remarqué par Hugh Kenner, le décor est inspiré par la représentation d'un crâne humain. Deux lucarnes figurant les yeux dont les rideaux sont tirés indiquent que les paupières sont baissées. La pièce pourrait être un monologue intérieur (3) 3. Hugh Kenner, Samuel Beckett, a critical study, John Calder, London, 1962, p. 155. .
La pièce est également la métaphore d'une partie d'échecs, les dimensions de la cuisine, trois mètres sur trois mètres sur trois mètres, faisant référence à la case d'un échiquier. Dans cette partie, Hamm est le roi ; Clov, le cavalier ; Nagg et Nell, les pions (4) 4. Ibid, p. 156. .

Le thème du maître et du disciple

Le fondement de Fin de partie est le thème du maître et du disciple, « fil rouge » du théâtre depuis Corneille (5) 5. Gérard Piacentini, « Le thème du maître et du disciple dans les théâtres moderne et contemporain », Revue d'histoire du théâtre, n° 3, 2001, pp. 165-205. . Cinna instaure la primauté d'un personnage central doté d'une maîtrise de soi surhumaine qu'entourent des jeunes gens qui l'admirent et pour qui il est un exemple à imiter. Corneille a présenté un médiateur puissant et prestigieux mais les dramaturges qui lui succèdent montrent ce personnage impuissant en face du monde et dont l'influence sur un personnage jeune est toujours néfaste. Molière, Marivaux, Musset, Lenz, Goethe, Büchner, Wedekind, Tchekhov, Strindberg, Adamov, Beckett et Ionesco mettent en scène un couple (ou d'un dérivé de ce couple) qui, dans l'idéal, est composé d'un maître, homme d'un certain âge, professeur, philosophe ou savant, et d'un disciple, homme plus jeune sur qui le maître exerce une influence matérielle ou morale déterminante : dans toutes les ½uvres de ces auteurs, le maître a une influence funeste sur le disciple qui, se vouant au savoir selon l'exemple du maître, se retrouve dans le malheur ; se sauvent les disciples renoncent au savoir et rejoignent la vie empirique. Samuel Beckett lui-même a repris cette vision conventionnelle des rapports du maître et du disciple dans En attendant Godot, avec le couple composé du maître Lucky et de son disciple Pozzo. Dans Fin de partie, au moment où le médiateur disparaît, condamné par l'histoire, il le réhabilite en en faisant un personnage bénéfique pour le disciple, soulignant que la grande culture a été liée à l'existence de ce personnage.
Hamm est ce maître. Il a recueilli Clov tout enfant, par charité, mais ce dernier, privé de père et demeuré infantile, est incapable de s'en aller pour vivre sa vie. Il prend soin de Hamm et de ses parents et les maintient en vie. Hamm doit mourir parce que son temps est passé - il n'y a pas à chercher une interprétation psychologique qui serait tout-à-fait hors de propos -. Pour que Hamm puisse mourir, il faut que Clov devienne adulte et s'en aille. Hamm va donc éduquer Clov pour que celui-ci accède à l'autonomie : à côté du cheminement vers la mort de Hamm qui constitue le premier volet de Fin de partie, l'éducation de Clov en constitue un second.
Dans le théâtre de Samuel Beckett, chaque personnage incarne une philosophie : Hamm, le maître dans Fin de partie incarne la philosophie d'Aristote. Selon la hiérarchie des référents, il est l'être supérieur ; son père, incarnation de la philosophie épicurienne et sa mère, matérialisation du stoïcisme, lui sont inférieurs. Ces personnages sont disposés dans l'ordre ontologique : Hamm au centre ; son père et sa mère dans les poubelles. Clov, personnage sans caractère, sans référent, le « chien » au plus bas de l'échelle de l'être, est leur domestique (6) 6. Cf. « Le référent philosophique comme caractère du personnage dans le théâtre de Samuel Beckett », Revue d'histoire du théâtre, n°4, 1990, pp. 323-371. .
Le référent de Hamm est annoncé dès la seconde phrase de son rôle : « Peut-il y avoir misère plus. plus haute que la mienne » est une référence à la Métaphysique  où Aristote désigne la philosophie comme « la science la plus divine et la plus haute (7) 7. La Métaphysique, traduction et notes de Jules Barthélémy-Saint-Hilaire, Librairie Germer-Baillère, Paris, 1879, p. 21; réédition : Pocket, Paris, 1991. ».
La misère ainsi désignée est la cécité car la vision, reliée à la connaissance et la philosophie, est le sens privilégié par le sage (8) 8. « La vue est, de tous les sens, celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances et qui nous découvre le plus de différences », Métaphysique, A1, 980 a 21, Vrin, Paris, 1948. .
La Métaphysique établit une hiérarchie entre les hommes, plaçant au niveau supérieur le théoricien et le philosophe qui atteignent l'intelligible, l'architecte qui a dans la tête le plan de la maison, et au niveau inférieur, l'homme d'expérience, celui qui ne dépasse pas le sensible, le man½uvre dont le savoir se limite au fait qu'une chose est.
Hamm, personnage d'une grande culture, est aveugle et paralysé, malade du c½ur et de la vessie. La nature, ce qui est en rapport avec le corps, ne s'exprime plus que dans le sommeil :

HAMM.- [...] Si je dormais je ferais peut-être l'amour. J'irais dans les bois. Je verrais. le ciel, la terre. Je courrais. On me poursuivrait. Je m'enfuirais. (Un temps.) Nature ! (Un temps.)

C'est la vie qui abandonne le réel et passe dans l'imaginaire.
Une autre interprétation se superpose à la précédente et éclaire ce que représente la mort de Hamm. Selon le principe strictement adopté par l'auteur, les points de suspension soulignent les mots qu'ils précèdent. Aussi, les termes : « le ciel, la terre » sont désignés à l'attention. De plus, suivant immédiatement les termes évoqués, d'autres termes indiquent le mouvement : courir, poursuivre, enfuir. Enfin, le mot : Nature, souligné par un point d'exclamation et un temps, donne l'indication ultime : chez Aristote, la nature est principe de mouvement. Les références indiquent deux ouvrages regroupés : le Traité du ciel suivi du Traité pseudo-aristotélicien du monde (9) 9. « Ainsi donc, l'assemblage de la Totalité des êtres, je veux dire le Ciel, la Terre et le Monde tout entier est un monde établi par une seule harmonie résultant du mélange des principes les plus contraires. » Aristote, Traité du ciel, suivi du Traité pseudo-aristotélicien du monde, Vrin, Paris, 1949, p. 193. .
Le Traité du ciel établit une distinction entre le ciel, monde des astres, monde d'un élément inaltérable et éternel, l'éther, et le monde sublunaire, monde des hommes et de la matière. Cependant, l'épître dédicatoire du Traité du monde abolit cette séparation dans le cas du Sage :

Étant donné qu'il n'était pas possible au corps d'atteindre la région céleste et la terre, une fois délaissée, de scruter cette contrée sacrée, [...] l'âme du moins, grâce à la philosophie, prenant l'esprit pour guide, a franchi ces limites et accompli le voyage, après avoir découvert un chemin facile, et au moyen de l'intelligence, elle a embrassé les choses qui, localement, se trouvaient les plus éloignées les unes des autres. (10) 10. Ibid., p.179. .


Par l'esprit, Hamm a exploré l'éther. La mort va le faire passer du monde sub-lunaire à l'éther.
Ce désir de mourir est justifié par la première phrase de La Métaphysique : « L'homme a naturellement la passion de connaître. » Hamm a fait le tour des connaissances humaines : l'absolu - la philosophie de Hegel - le fait bâiller et la passion de la connaissance ne trouve plus de pâture dans un monde devenu banal.
Hamm éprouve la nostalgie d'une époque où le monde n'était pas dégradé et où l'homme se situait à un niveau ontologique supérieur. Une référence au Timée le révèle. Selon Platon, les dieux qui ont fait les hommes leur ont attribué deux âmes : l'une, immortelle, a son siège dans la tête, c'est la raison ; l'autre, mortelle, se scinde en deux parties. La première partie de cette âme mortelle se situe dans le tronc et est reliée au c½ur, c'est l'âme du courage qui intervient dans les combats ; l'autre partie réside dans le bas-ventre, c'est l'âme des bas appétits. Hamm dit :

Il y a une goutte d'eau dans ma tête. (Un temps.) Un c½ur, un c½ur dans ma tête.

Le c½ur et la goutte d'eau - parties mortelles de l'âme normalement situées dans la poitrine et le bas-ventre - souillent la partie immortelle de l'âme située dans la tête. Le contexte permet d'identifier l'origine de cette « goutte d'eau » : elle provient de la vessie  car peu après, Hamm déclare qu'il a envie d'uriner et Clov va chercher le cathéter (11) 11. Le thème de la vessie et celui du c½ur sont repris plus loin : « Clov: ce pipi ? Hamm : ça se fait/ Hamm: Cette nuit j'ai vu dans ma poitrine. Il y avait un gros bobo./ Clov: Tu as vu ton c½ur./ Hamm : Non, c'était vivant. » ; de même pour le c½ur : Hamm annonce qu'il a vu un gros bobo dans sa poitrine, son c½ur selon l'interprétation de Clov (12) 12. Référence à La vie nouvelle de Dante. . Les trois niveaux du mythe platonicien - tête, c½ur, bas-ventre - sont ainsi représentés. Hamm exprime le sentiment de sa propre déchéance, évoquée à travers ce qui était déjà, du temps d'Aristote, un mythe.
Une déclaration de Hamm est intercalée entre les répliques de Nagg et Nell : « C'est peut-être une petite veine ». Cette petite veine, bouchée, ne laissant plus passer la puissance de ce qui porte, le souffle, le laisserait cloué dans son fauteuil, voué à l'immobilité et l'impuissance. On comprend que Hamm médite sur les causes de sa paralysie à partir des conceptions médicales d'Aristote (13) 13. Nell a compris ce qu'a dit Hamm, contrairement à Nagg qui ne comprend pas : les conceptions médicales des stoïciens sont très proches de celles d'Aristote, tandis que celles d'Epicure sont différentes. Samuel Beckett se sert du référent pour créer des effets d'incommunicabilité entre les personnages. C'est un exemple de l'influence de Fritz Mauthner. .
Hamm évoque également son agonie en termes aristotéliciens:

Enfoncer mes ongles dans les rainures et me traîner en avant, à la force du poignet. (Un temps.) Ce sera la fin et je me demanderai ce qui a bien pu l'amener et je me demanderai ce qui a bien pu... (il hésite)... pourquoi elle a tant tardé. (Un temps.) Je serai là, dans le vieux refuge, seul contre le silence et... (il hésite)... l'inertie. Si je peux me taire, et rester tranquille, c'en sera fait, du son, et du mouvement. (Un temps.)

« Inertie » désigne un concept étudié par Aristote dans sa Physique. Dans le livre 4, le Stagyrite considère les notions de vide, localisation, mouvement et temps auxquelles le monologue de Hamm fait référence.
« Me traîner en avant à la force du poignet » : c'est une indication de mouvement qui renvoie à l'exemple, employé par le Stagyrite, du haleur qui tire un bateau.
« Ce qui a bien pu. pourquoi elle a tant tardé » : le bateau, tiré par le haleur, reste d'abord immobile et se met brusquement en mouvement, avec retard.
« Je serai là dans le vieux refuge » : c'est la localisation.
« Seul contre le silence » : c'est le vide.
Beckett utilise la contiguïté pour justifier la nécessité de l'éducation de Clov conjointement à la mort de Hamm. En effet, dans la Physique, Aristote a soutenu une théorie du devenir que Beckett utilise ici pour justifier l'éducation de Clov.
Le monde aristotélicien est limité et défini. La substance dont il est fait est elle-même définie. Le devenir est illimité. Pour qu'il puisse y avoir un devenir illimité dans un monde fini, il faut que « la corruption d'un être [soit] la génération d'un autre ». Il y a dans le monde aristotélicien remplacement d'un être par un autre être. Il faut que Clov, « être en puissance », devienne « être en acte » afin de remplacer, dans le monde, cet « être en acte » qu'est Hamm.

Clov, dans l'opposition aristotélicienne de l'homme d'art et de l'homme d'expérience, incarne le second, le man½uvre rivé aux choses comme le souligne d'entrée le jeu avec l'escabeau qu'il revient chercher alors qu'il aurait pu le laisser en place.
Clov, dans son premier monologue, exprime le désir de s'en aller, mais sa révolte qui s'exprime par le sophisme du Sorite - la formation d'un impossible tas - s'éteint toute seule puisqu'il regagne sa cuisine dans l'attente d'être sifflé par Hamm.
Quand Hamm propose à Clov de lui montrer ses yeux, tout blancs, c'est une manière de rappeler à Clov qu'il ne peut le surveiller puisqu'il est aveugle : Clov pourrait s'en aller et Hamm serait bien incapable de le retenir. Malgré cette liberté, Clov n'est pas parti. Comme Hamm ne peut quitter Clov, il n'y a aucun espoir que les choses changent, à moins que Clov lui-même ne change et s'en aille : l'évolution de Clov est un des deux volets de la pièce. C'est pourquoi Hamm entreprend d'éduquer Clov.
Rappeler à Clov la tristesse de son enfance a pour but d'empêcher qu'il ne se complaise dans une mythologie de l'enfance, forcément heureuse :

HAMM.- Je t'ai trop fait souffrir. (Un temps.) N'est-ce pas ?
CLOV.- Ce n'est pas ça.
HAMM (outré).- Je ne t'ai pas trop fait souffrir ?
CLOV.- Si.
HAMM (soulagé).- Ah ! Quand même !

Ses désirs les plus légitimes ont été déçus. Hamm feint de s'étonner qu'il n'ait pas eu de bicyclette :

HAMM.- Va me chercher deux roues de bicyclette (14) 14. « La roue de bicyclette » est un ready made de Marcel Duchamp. C'est une roue fixée sur une fourche avant de vélo fichée sur un escabeau, la roue étant dirigée vers le haut. .
CLOV.- Il n'y a plus de roues de bicyclette.
HAMM.- Qu'est-ce que tu as fait de ta bicyclette ?
CLOV.- Je n'ai jamais eu de bicyclette.
HAMM.- La chose est impossible.
CLOV.- Quand il y avait encore des bicyclettes j'ai pleuré pour en avoir une. Je me suis traîné à tes pieds. Tu m'as envoyé promener.

Malgré cette enfance misérable, Clov est resté de manière infantile et ambivalente attaché à Hamm. Il prend soin de lui avec beaucoup de gentillesse - Hamm n'urine qu'avec un cathéter -, mais se montre aussi sournoisement méchant, inversant les médicaments, donnant le calmant à la place de l'excitant et vice-versa. Un versant de l'éducation va consister à lui faire extérioriser cette agressivité rentrée.
Dans un premier temps, pour le provoquer, Hamm menace Clov de le priver de nourriture :

HAMM.- Je ne te donnerai plus rien à manger.
CLOV.- Alors nous mourrons.
HAMM.- Je te donnerai juste assez pour t'empêcher de mourir. Tu auras tout le temps faim.
CLOV.- Alors nous ne mourrons pas.

Il le harasse pour induire le désir de le tuer :

HAMM.- Comment vont tes yeux ?
CLOV.- Mal.
HAMM.- Comment vont tes jambes ?
CLOV.- Mal.
HAMM.- Mais tu peux bouger.
CLOV.- Oui.
HAMM (avec violence).- Alors bouge ! (Clov va jusqu'au mur du fond, s'y appuie du front et des mains) Où es-tu ?
CLOV.- Là.
HAMM.- Reviens ! (Clov retourne à sa place à côté du fauteuil.) Où es-tu ?
CLOV.- Là.
HAMM.- Pourquoi ne me tues-tu pas ?

Clov avoue sans ambages qu'il n'a pas de tonos, la tension stoïcienne qui maintient la cohésion des choses, comme le montre la résignation avec laquelle il accueille menaces et sarcasmes :

HAMM.- Tu te crois un morceau, hein ?
CLOV.- Mille. (Un temps.)
HAMM.- Ça ne va pas vite.
Un temps.

Le « ça ne va pas vite » qui traduit la déception de Hamm remplace le « ça avance » par lequel il constate habituellement les progrès de Clov.
Hamm demande à Clov de le mettre au centre, le centre étant dans la philosophie d'Aristote le lieu de tout ce qui est immobile et en équilibre. Hamm formule sa demande de manière contradictoire, exigeant d'être mis « bien au centre », puis lorsque Clov annonce qu'il va chercher une chaîne pour mesurer, demandant de le faire « à vue de nez » et revenant ensuite à sa précédente exigence. Ensuite Hamm demande à Clov de pousser le fauteuil un peu à gauche, un peu à droite, un peu en avant, un peu en arrière. Puis, il feint d'avoir peur :  « Ne reste pas là (derrière le fauteuil) tu me fais peur. » Induit par la peur simulée de Hamm et par l'exaspération de Clov, l'aveu espéré tombe enfin :

Si je pouvais le tuer, je mourrais content.

Et Clov avoue son désir de tuer le père... Hamm renouvelle ses provocations avec cruauté, utilisant la notion de tonos pour être compris de Clov : « Un jour, tu seras aveugle. Comme moi. Tu seras assis quelque part, petit plein perdu dans le vide... » Hamm reprend le thème du meurtre : il donnera la combinaison du buffet à Clov si celui les tue : Clov sera assuré de ne pas mourir de faim. Mais Clov a renoncé à son désir de meurtre :

HAMM.- Tu n'as qu'à nous achever. (Un temps.) Je te donne la combinaison du buffet si tu jures de m'achever.
CLOV.- Je ne pourrais pas t'achever.
HAMM.- Alors tu ne m'achèveras pas.

Le progrès est décisif : Hamm, qui a pris bonne note de l'aveu de Clov, déclare à ce dernier qu'il est son père. Clov, qui ne savait pas qui il était, a maintenant une identité : il est le fils de Hamm. Auparavant, il n'avait pas vraiment sa place dans la maison dans laquelle il vivait, ayant été recueilli par charité. Son passé prend forme. Cette maison devient la maison de son père et il y occupe rétrospectivement la place du fils.

Les sens trompent : l'éducation consiste en grande partie à l'acquisition de cette vérité. Pour l'édification de Clov, Hamm lui raconte un souvenir personnel. Il a connu un peintre fou qui, au lieu du blé qui lève et des voiles des bateaux, abusé par les sens, ne voyait que des cendres : les sensations physiques égarent (15) 15. Ce peintre fait référence à Van Gogh comme cela a été remarqué. . Hamm en fait la démonstration à Clov qui ressent un froid d'origine existentielle, sans rapport avec la saison et le niveau de température :

HAMM.- [...] Tu n'as plus beaucoup de conversation tout à coup. (Un temps.) Ça ne va pas ?
CLOV.- J'ai froid.
HAMM.- On est quel mois ? (Un temps.)

Pas plus qu'à la vue, on ne peut se fier à l'ouïe :

HAMM.- [...] Père ! (Un temps. Plus fort.) Père ! (Un temps.) Va voir s'il a entendu.
Clov va à la poubelle de Nagg, soulève le couvercle, se penche dessus. Mots confus. Clov se redresse.
CLOV.- Oui.
HAMM.- Les deux fois ?
Clov se penche. Mots confus. Clov se redresse.
CLOV.-Une seule.
HAMM.- La première ou la seconde ?
Clov se penche. Mots confus. Clov se redresse.
CLOV.- Il ne sait pas.
HAMM.- Ça doit être la seconde.
CLOV.- On ne peut pas savoir.

Clov ne s'est pas laissé prendre au piège tendu par Hamm et il a bien répondu : à partir d'une donnée sensible, on ne peut rien conclure (16) 16. Samuel Beckett dépasse la pensée d'Aristote pour qui les sens ne sont pas trompeurs : la vue est un sens estimé par le sage et tous les hommes prennent plaisir aux sensations. Mais Beckett veut mettre au centre de sa pièce des personnages incarnant la philosophie de Descartes : la méfiance envers les sens provient de ce philosophe. Toutefois, l'ambition de Beckett dans Fin de partie, justifier l'éducation de Clov par la mort de Hamm, écrire une tragédie qui soit également un essai critique sur la Poétique, créer des quiproquos entre les personnages, etc., a amené l'auteur à faire de Hamm un personnage aristotélicien au prix de quelques contorsions philosophiques. .
La sensibilité exacerbée de Clov l'empêche de vivre. La pitié lui ferait tuer un rat pour que l'animal ne souffre pas de l'angoisse de mourir. Pour lui faire surmonter cette pitié qui le paralyse et l'amener à dominer cette sensibilité excessive, Hamm demande à Clov de l'amener sur la plage et de l'y abandonner à la marée montante. Grâce à l'éducation de Hamm, Clov a le courage de refuser. Puis Hamm lui demande un plaid, car il a froid. Clov a le courage de le lui refuser. Alors, Hamm demande à Clov de l'embrasser ou de lui tendre la main. Clov a acquis la dureté nécessaire pour refuser ce contact et laisser Hamm dans la douleur et la solitude, alors que précédemment, il prodiguait à Hamm des soins intimes.
L'épisode du calmant marque le renversement du rapport de force. Clov, maintenant endurci, refuse de donner à Hamm le « calmant » qui lui assurerait la certitude d'une fin paisible :

HAMM.- Ce n'est pas l'heure de mon calmant.
CLOV.- Si.
HAMM.- Ah ! Enfin ! Donne vite !
CLOV.- Il n'y a plus de calmant.
Un temps.
HAMM (épouvanté).- Mon... ! (Un temps.) Plus de calmant !
CLOV.- Plus de calmant. Tu n'auras jamais plus de calmant.

Hamm a réussi au-delà de ses espérances puisque Clov a la force de résister à la détresse vraie de son père qui connaît maintenant le manque et ne joue plus (17) 17. L'origine de ce calmant métaphysique est à rechercher chez Schopenhauer. Bien entendu, les demandes de lui donner un plaid, de l'embrasser, sont à caractère symbolique. Hamm avait rêvé une mort apaisée, mais il est dépassé par la réalité. On ne peut « se préparer à la mort », elle reste un évènement auquel nul n'est jamais sûr de pouvoir faire face. .
Clov prend conscience de l'obéissance mécanique qui le fait se précipiter à chaque demande de Hamm. Quand Hamm lui demande d'aller chercher le drap pour le recouvrir, de condamner les couvercles des poubelles dans lesquelles sont ses parents, d'aller tuer l'enfant aperçu à travers la lucarne, Clov commence à s'exécuter et est immédiatement arrêté par Hamm : c'est d'une mise à l'épreuve qu'il s'agit. Clov finit par s'interroger : « Fais ceci, fais cela, et je le fais. Je ne refuse jamais. Pourquoi ? » Près de la fin, Clov s'interroge encore : « Il y a une chose qui me dépasse. (Il descend jusqu'au sol, s'arrête.) Pourquoi je t'obéis toujours. Peux-tu m'expliquer ça ? »
Les demandes réitérées de Hamm déclenchent la révolte de Clov. Lorsque Hamm demande le chien en peluche, exaspéré par son insistance, Clov le frappe avec l'animal. Peu après, l'obéissance mécanique prend fin :

HAMM.- Clov ! (Clov s'arrête sans se retourner. Un temps.) Rien. (Clov repart.) Clov !
Clov s'arrête sans se retourner.
CLOV.- C'est ce que nous appelons gagner la sortie.

L'évolution de Clov passe par la maîtrise de ses sentiments et de ses sensations. Grâce à son éducation qui lui permet la domination de soi, il peut se libérer de sa dépendance envers Hamm. Pour que Clov accède à la maîtrise, Hamm utilise principalement cette partie de la culture qui a à voir avec la raison : la logique ; mais il utilise aussi toutes les sciences qui se dégagent progressivement du sensible pour porter sur le monde un regard objectif, comme la physique, l'astronomie...
Conformément au schéma général déterminé par l'auteur, Clov va d'abord accéder au niveau inférieur de la logique stoïcienne, fondée sur les sens et l'intellect avant de parvenir au niveau supérieur de la logique aristotélicienne, correspondant à une appréhension du réel fondée sur l'intellect seul, suivant une progression qui va le faire passer du plus simple au plus élaboré.
Dans l'épisode où Clov regarde avec la lunette, Samuel Beckett parodie la logique stoïcienne de Diogène Laërce (18) 18. Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, II, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, pp. 75-76. Le syllogisme stoïcien a trait à une action, ou un événement, saisi par les sens comme « il fait jour » ou « Socrate marche ». , qui utilise les propositions simples « il fait clair », « il fait jour », « le soleil est au dessus de la terre ». En réponse aux questions de Hamm, Clov déclare qu'il ne voit pas le soleil, que pourtant il ne fait pas nuit, et conclut en affirmant qu'il fait noir clair, réponse qui combine deux opposés inconciliables et n'a donc aucun sens, révélant l'absence de pensée. Clov n'a pas encore de référent (19) 19. Cf. « Le référent philosophique... » .
Clov montre ses progrès dans la logique stoïcienne dans l'épisode de la gaffe. Hamm cherche à faire avancer son fauteuil roulant en prenant appui sur le sol avec la gaffe. Il demande à Clov s'il avance. À cette question, en rapport avec une action, Clov répond par un Non net.
Lors du second « voyage », Clov maîtrise la logique stoïcienne :

HAMM.- Il fait jour ?
CLOV.- Il ne fait pas nuit.
HAMM (avec colère).- Je te demande s'il fait jour !
CLOV.- Oui.
Un temps.
HAMM.- Le rideau n'est pas fermé ?
CLOV.- Non.

L'épisode continue, les Oui et Non s'ajoutent : Clov pense.
Dans l'épisode du réveille-matin, Clov émet une série de « jugements simples » ou « exprimables complets » qui s'enchaînent en un raisonnement cohérent : « Tu me siffles. Je ne viens pas. Le réveil sonne. Je suis loin. Il ne sonne pas. Je suis mort. »
Le stoïcisme, de niveau inférieur, ne représente qu'une étape dans l'éducation de Clov que Hamm veut faire parvenir au niveau supérieur de l'aristotélisme. Une fois la doctrine stoïcienne acquise, Hamm la rabaisse dans l'épisode du chien, la reliant à ce qui est bas, à la soumission et à l'imploration, pour que Clov évolue vers le niveau supérieur. Clov a menti à Hamm en lui disant que le chien tenait debout sur trois pattes et il est obligé de le tenir quand Hamm lui caresse la tête. Hamm présente alors des propositions stoïciennes (elles ont trait à une action) dans lesquelles Clov, accroupi à ses pieds dans une posture servile, est invité à se reconnaître : « comme s'il me demandait un os ? » « Laisse-le comme ça, en train de m'implorer ».
Le passage de Clov à la dialectique aristotélicienne se situe dans l'épisode de la lunette (20) 20. La lunette, qui fait référence à la vue comme moyen d'acquisition des connaissances, est également aristotélicienne: « La personne qui [...] regarde par un tube [...] verra plus loin. » De la génération des animaux, Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 183. (V. I, 780 b.) Ruby Cohn, qui a étudié une version antérieure, note que la lunette était remplacée par un simple tube en carton. « Beginning of Endgame », Modern Drama, Vol. IX, n° 3, déc. 1966. .

CLOV.- Voyons voir. (il regarde en promenant la lunette.) Zéro. (il regarde). zéro. (il regarde) et zéro. (Il baisse la lunette, se tourne vers Hamm.) Alors ? Rassuré ?

C'est la Métaphysique : chaque chose dans le monde est zéro comme le montre le fait qu'il regarde en promenant la lunette et en annonçant le résultat de son observation pour chaque secteur particulier : il s'agit de la définition, qui donne la connaissance de l'objet. Mais cela ne suffit pas car Hamm veut faire passer Clov du particulier au général :

HAMM.- Rien ne bouge. Tout est.
CLOV.- Zér -
HAMM (avec violence).- Je ne te parle pas ! (Voix normale.) Tout est. Tout est quoi ? (Avec violence.) Tout est quoi ?

Tout est... évoque le problème de la généralisation, c'est à dire des caractères communs à toute réalité. Hamm a interrompu Clov dès qu'il a deviné la réponse erronée. Clov se reprend :

CLOV.- Ce que tout est? En un mot? C'est ça que tu veux savoir ? Une seconde. (Il braque la lunette sur le dehors, regarde, baisse la lunette, se tourne vers Hamm.) Mortibus. (Un temps.) Content ?

Et Clov donne en une seule fois le résultat de cette dernière observation qui a embrassé tout l'horizon : tout est Mortibus.
Les progrès dans le référent aristotélicien sont soulignés par la séparation du sensible et de l'intelligible. Se trompant de côté, ayant regardé du côté de la mer au lieu d'avoir braqué la lunette du côté de la terre, après avoir reconnu son erreur, il déclare :  « Des fois je me demande si j'ai tous mes esprits. Puis ça passe, je redeviens intelligent. » Tous mes esprits s'oppose à intelligent. Dans le premier cas, il y a à la fois le sensible et l'intelligible, dans le second, seul l'intelligible est visé.
La physique et l'astronomie sont également utilisées par Samuel Beckett pour construire son texte. L'épisode du premier voyage est l'occasion pour Hamm de montrer à Clov la fausseté de la physique stoïcienne. Hamm se fait pousser près du mur :

HAMM.- . Hamm pose la main contre le mur.) Plus près ! Plus près ! Tout contre !
CLOV.- Enlève ta main. (Hamm retire sa main. Clov colle le fauteuil contre le mur.) Là.
Hamm se penche vers le mur, y colle l'oreille.
HAMM.- Tu entends ? (Il frappe le mur avec son doigt replié. Un temps.) Tu entends ? Des briques creuses. (Il frappe encore.) Tout ça c'est creux !

Quand Clov a demandé à Hamm de retirer sa main pour pouvoir le rapprocher du mur, Clov a implicitement reconnu la fausseté de la doctrine stoïcienne dans laquelle le contact entre les corps se fait par interpénétration, ce qui aurait amené l'impossibilité d'enlever la main. En revanche, selon Aristote, les objets en contact sont indépendants et peuvent se séparer. Ensuite, Hamm a frappé le mur de son doigt replié et mis en évidence qu'il était constitué de briques creuses. Comme selon la doctrine stoïcienne, il n'y a pas de vide dans le monde, Hamm a fait à Clov la démonstration de la fausseté de cette doctrine.
Hamm utilise l'astronomie pour donner à Clov une image de l'inconséquence stoïcienne qu'il oppose à l'harmonie et à la régularité aristotéliciennes :

HAMM.- Il y a de la lumière chez la mère Pegg ?
CLOV.- De la lumière ! Comment veux-tu qu'il y ait de la lumière chez quelqu'un ?
HAMM.- Alors elle s'est éteinte.
CLOV.- Mais bien sûr qu'elle s'est éteinte ! S'il n'y en a plus c'est qu'elle s'est éteinte.
HAMM.- Non, je veux dire la mère Pegg.
CLOV.- Mais bien sûr qu'elle s'est éteinte ! Qu'est-ce que tu as aujourd'hui ?
HAMM.- Je suis mon cours.

Dans l'astronomie stoïcienne, chaque planète suit son cours, libre et indépendante, sous la direction de son âme propre, contrairement au système aristotélicien où les mouvements des planètes renvoient à l'immobilité de Dieu.
Dans le stoïcisme, une conflagration qui intervient périodiquement détruit le monde : c'est la théorie du feu artiste (21) 21. « La cosmologie grecque a toujours été dominée par l'image d'une période ou grande année au bout de laquelle les choses reviennent à leur point de départ et recommencent à l'infini un nouveau cycle : ceci est vrai en particulier des stoïciens. L'histoire du monde est faite de périodes alternées dans l'une desquelles le dieu suprême ou Zeus, identique au feu ou à la force active, a absorbé ou réduit en lui-même toutes les choses [...] Le monde, tel que nous le connaissons, s'achève donc par une conflagration qui fait tout rentrer dans la substance divine; puis il recommence, exactement identique à ce qu'il était avec les mêmes personnages et les mêmes évènements. » Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, Paris, P.U.F., 1994, tome I, p. 275. . Hamm veut tirer Clov de son nihilisme, le rassurer pour que l'éducation puisse avancer. Il lui fait donc remarquer que le jour qu'ils vivent est comme les autres, que le monde n'est pas en passe d'être détruit :

HAMM.- C'est une fin de journée comme les autres, n'est-ce pas, Clov ?
CLOV.- On dirait.

Le peintre fou que Hamm a connu personnellement (Hamm tire sa calotte en signe de respect envers le mort) a été le seul survivant de la catastrophe qui ne vise, semble-t-il, que des stoïciens, ce qui doit inciter Clov à passer au référent aristotélicien :

HAMM.- Il n'avait vu que des cendres. (Un temps.) Lui seul avait été épargné. (Un temps.) Oublié. Il paraît que le cas n'est. n'était pas si... si rare.
CLOV.- Un fou? Quand cela ?
HAMM.- Oh c'est loin, loin...
Un temps. Hamm soulève sa calotte.

L'expression des finalités stoïcienne et aristotélicienne font appel à deux éléments communs, la puce et le rat. Pris ensemble, l'insecte et l'animal font référence à la finalité stoïcienne. En effet, pour le stoïcien, tout dans la nature est fait pour l'homme : les puces nous réveillent d'un sommeil trop long et les souris nous obligent à nous occuper de la bonne marche de nos affaires.
Puce et rat interviennent dans une autre chaîne signifiante exprimant la notion de finalité aristotélicienne : graine, puce, rat, homme, traduisent la hiérarchie aristotélicienne qui, du vivant inanimé, va jusqu'à l'homme, être parfait. Lorsque Clov aperçoit l'enfant à l'extérieur en regardant avec la lunette, c'est le signe que l'éducation de Clov est terminée.
La bonne fin de l'éducation de Clov annonce la mort de Hamm. La justification de cette mort est éclairée par la différence des conceptions du temps dans les référents stoïcien et aristotélicien. Samuel Beckett s'en sert pour créer un effet dramatique dans un épisode du début qui voit exceptionnellement Clov prendre l'ascendant sur Hamm :

HAMM (avec angoisse).- Mais qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui se passe ?
CLOV.- Quelque chose suit son cours.
Un temps.
HAMM.- Bon, va-t'en. (Il renverse la tête contre le dossier du fauteuil, reste immobile. Clov ne bouge pas. Il pousse un grand soupir. Hamm se redresse.) Je croyais que je t'avais dit de t'en aller.
CLOV.- J'essaie. (Il va vers la porte, s'arrête.) Depuis ma naissance.

Hamm a été angoissé par un processus que Clov a interprété : l'écoulement du temps. Si Hamm a maîtrisé son élan vital de manière si efficace qu'il en est devenu infirme, il n'a pas maîtrisé le temps et est angoissé par son écoulement. En effet, pour Aristote, l'homme est comme un voyageur sur un bateau qui voit défiler les rives du fleuve du temps. En revanche, pour le stoïcien, le temps est la forme vide des évènements : nulle angoisse n'est liée au temps qui passe : c'est pourquoi Clov a pris l'avantage.
Cette déception liée au temps fournit une conclusion à la pièce. Dans son avant-dernier monologue, Hamm reprend le thème du temps, à partir du Sorite : « Instants sur instants, plouff, plouff, comme les grains de mil de... (il cherche)... ce vieux Grec, et toute la vie on attend que ça vous fasse une vie. » Puis, Hamm conclut : « Instants nuls, toujours nuls, mais qui font que le compte, que le compte y est, et l'histoire close. » Chaque instant a été nul, mais le tas a été réalisé.

Espace intérieur, espace extérieur, distance extérieure, distance intérieure

Au début, Clov est enfermé dans sa subjectivité. Son monde intérieur est sans relief, à l'image de ce mur blanc que Clov contemple, comme Bodhisattva qui resta neuf ans à regarder un mur blanc, en attendant que Hamm le siffle.
Quand Hamm lui demande de lui faire effectuer le « tour du monde » sur son fauteuil roulant, le monde de Clov est encore limité à l'intérieur du Refuge. Hamm lui enseigne alors que le monde existe au-delà des murs : « Au-delà, c'est... l'autre enfer. (22) 22. Référence à La Divine comédie »
Après s'être fait reconnaître comme son père, Hamm évoque un monde plus grand et riant, pour inciter Clov à s'en aller :

HAMM.- Qu'ici nous sommes dans un trou. (Un temps.) Mais derrière la montagne ? Hein ? Si c'était encore vert ? Hein ? (Un temps.) Flore Pomone. (Un temps. Avec extase.) Cérès ! (23) 23. Le passage par lequel Hamm enseigne à Clov que le monde se continue au-delà du mur fait référence au célèbre poème de Giacomo Leopardi, « L'Infinito ».

Grâce à Hamm, le monde s'agrandit encore et l'homme y apparaît :

Allons-nous en tous les deux, vers le sud ! Sur la mer ! Tu nous feras un radeau. Les courants nous emporteront, loin, vers d'autres... mammifères ! (24) 24. Le radeau appartient à Confucius : « Monter sur un radeau de haute mer et prendre le large. » Entretiens, V, 6.

Ces « mammifères » font référence aux célèbres définitions d'Aristote pour qui l'homme est un « animal bipède », un « animal doté de la parole », etc..
Le départ de Clov se précise quand il apparaît qu'il a chaussé des brodequins dont le bruit agace Hamm.
Comme il observe un enfant, Hamm lui fait remarquer que sa vue, autrefois déficiente, s'est améliorée. Juste avant, recherchant la lunette, Clov faisait la remarque qu'il lui aurait fallu un microscope. Maintenant, sa vue porte loin (25) 25. Tout ce passage fait référence à L'Art de voir d'Aldous Huxley. . Son horizon a gagné en profondeur. L'horizon limité par le mur blanc appartient au passé :

HAMM.- [...] Quelle distance ?
Clov retourne à l'escabeau, monte dessus, braque la lunette.
CLOV.- Soixante... quatorze mètres.
HAMM.- Approchant ? S'éloignant ?
CLOV (regardant toujours).- Immobile.

Les répliques font penser à des artilleurs évaluant la distance d'une cible. C'est le but qui est atteint. Par là s'introduit la notion de finalité.
La philosophie aristotélicienne est finaliste : l'homme y apparaît comme le terme parfait du règne animal qui, partant du zoophyte - vivant inanimé -, aboutit à l'homme en passant par des animaux moins intelligents, puis plus intelligents. Or Clov découvre quatre catégories « d'êtres vivants » : les graines dont Hamm demande si elles ont germé ; la puce ou morpion que Clov tue avec l'insecticide ; le rat que Clov découvre dans sa cuisine ; l'enfant qu'il aperçoit à travers la lucarne (26) 26. « Dans l'Histoire des animaux, l'homme étant considéré comme le terme parfait par lequel se hiérarchisent les animaux, vous rencontrez dans les animaux des ressemblances avec l'homme. [Il y a] chez les uns des traces d'intelligence, chez d'autres, au contraire, moins d'intelligence. Et il y a, nous dit Aristote, continuité, si bien qu'on passe peu à peu, idée tout à fait importante, d'une forme à l'autre. Aristote [...] a affirmé avec une force incroyable la continuité du règne animal et sa hiérarchie, continuité ne pouvant avoir de sens que par rapport à un terme parfait. Il faut donc un point de direction quelconque vers lequel tendent les caractères. Cette continuité de l'animal à l'homme, Aristote nous dit qu'elle va même peut-être de l'inanimé à l'animé quand il réalise qu'il y a des êtres dont on se demande s'ils sont animaux ou plantes. » Emile Bréhier, Études de philosophie antiques, p. 71. .
Mais Hamm met en doute la réalité du spectacle vu par Clov. Comme Clov prend la gaffe pour aller tuer ce « procréateur en puissance », Hamm l'arrête :

HAMM.- Pas la peine.
Clov s'arrête.
CLOV.- Pas la peine ? Un procréateur en puissance ?
HAMM.- S'il existe il viendra ici ou il mourra là. Et s'il n'existe pas ce n'est pas la peine. (Un temps.)
CLOV.- Tu ne me crois pas ? Tu crois que j'invente ?

Les graines étaient trop petites pour être vues et n'ont pas germé ; la puce ou morpion était dans le pantalon de Clov ; le rat était dans la cuisine, donc invisible ; l'enfant est hors de vue : Clov a-t-il vraiment vu quelque chose ? Clov n'a peut-être parlé que de son esprit, de son évolution symbolisée par des stades de son développement.
En accord avec le sujet de la pièce, tout n'était que métaphysique.
Chez Aristote, l'homme apparaît comme le terme parfait du règne animal qui, partant du zoophyte (vivant inanimé), aboutit à l'homme en passant par des animaux moins intelligents, puis plus intelligents. Clov a atteint le stade parfait de son développement après avoir franchi les quatre stades correspondants aux quatre catégories d'êtres vivants rencontrés, graines, puce, rat, enfant.
Clov n'est pas le fils biologique de Hamm, ce qui serait contraire à l'esprit de la pièce. Contrairement à la relation de la mère et de l'enfant, la relation de ce dernier avec le père ne s'appuie sur rien de matériel. Pourtant, le père est indispensable. Qu'il manque et l'enfant ne s'accomplira jamais, ne deviendra jamais adulte.
Fin de partie est une célébration du Père.

Fin de partie et La Phénoménologie de l'Esprit

Le problème de la liberté est indissolublement lié au thème du maître et du disciple. Aussi, dans son projet d'écrire une pièce dotée de plusieurs sens, le dramaturge saisit l'occasion de le mettre en concurrence avec le thème du maître et de l'esclave de La Phénoménologie de l'Esprit de Hegel (27) 27. Voir aussi « Fin de partie de Samuel Beckett : une critique de La Phénoménologie de l'Esprit de Hegel » sur le site. .
Hamm est le maître servi par Clov, son valet : la situation est celle de la dialectique du maître et de l'esclave. Clov, qui exprime le désir de se libérer dans le premier monologue, va t-il y parvenir par sa domination sur les choses, particulièrement matérialisées par le chien en peluche blanc qu'il a fabriqué et qui sert aux exercices de logiques stoïcienne et aristotélicienne ? Si Clov parvient à partir, c'est grâce à Hamm qui est devenu son père et l'a éduqué.
Samuel Beckett, selon un schéma également valable pour la Poétique d'Aristote, utilise dans une perspective généralement critique le texte de Hegel pour nourrir son ½uvre. Si la libération de Clov passe par l'apprentissage de la dialectique, suivant ainsi le projet hégélien de montrer la naissance de la pensée philosophique chez l'homme dans La Phénoménologie de l'Esprit, plus généralement, Samuel Beckett critique le philosophe.
La Phénoménologie de l'Esprit comprend deux volets qui correspondent aux deux personnages principaux :
- le premier volet correspond au personnage qui cherche la certitude dans un objet extérieur avant de la trouver en lui-même : c'est Clov qui regarde son mur blanc avant de changer et de trouver en lui-même la force de partir ;
- le second correspond au personnage qui s'oppose aux autres, les détruit ou les réduit en esclavage avant de se réconcilier avec eux dans l'Esprit. C'est l'apparence de Hamm, non sa réalité, puisque Hamm est un intellectuel doté d'une conscience morale exigeante et non un maître impitoyable. Par ailleurs, Hamm meurt dans le plus parfait mépris de l'humanité et non réconcilié avec elle.
L'épisode de la prière commandé par Hamm et à laquelle participent Nagg et Clov, dans le but d'édifier ce dernier, tourne en dérision la conception hégélienne de Dieu qui, grâce à l'incarnation, est venu à l'homme, et lui a apporté la connaissance de l'absolu.
Hamm n'est pas convaincu : l'absolu le fait bâiller. Aussi, la prière n'est-elle rien d'autre qu'un rituel faisant partie de l'éducation ; elle permet à Hamm de souligner l'inexistence de Dieu : « Le salaud ! Il n'existe pas ! » Clov n'a rien à espérer, toute attente est vaine. Le thème de La Phénoménologie de l'Esprit qui a eu le plus grand retentissement est celui du maître et de l'esclave. Selon Hegel, le valet accède à la conscience de soi par le travail. Dans Fin de partie, Clov est le domestique qui prend soin de Hamm et de ses parents, nettoie les litières dont il va chercher le sable sur la plage, fait les courses de Hamm, prodigue des soins intimes à ce dernier, fabrique le chien en peluche... En fait, Clov ne se libère que parce qu'il acquiert, dans l'action, un père...

La Poétique d'Aristote et le problème de la tragédie

Fin de partie est aussi un essai sur le tragique qui critique la Poétique (28) 28. Gérard Piacentini, « Fin de partie : Samuel Beckett critique d'Aristote », Revue d'histoire du théâtre, n° 1, 1994, pp.. 17-27. . L'auteur prend à contre-pied les affirmations et recommandations d'Aristote.
Fin de partie présente un double agencement des faits et un double dénouement : cheminement de Hamm vers la mort et accession de Clov à l'âge adulte, contrairement à la recommandation d'Aristote qui concède que si les poètes adoptent ce type de tragédie, ce n'est que par concession aux goûts du public.
En ce qui concerne la situation, certes Samuel Beckett met Hamm et Clov dans le « meilleur cas » tragique : le crime est projeté dans l'ignorance du lien de parenté qui unit le criminel et la future victime, mais la vérité étant découverte, le projet est abandonné. Beckett inverse les termes de la proposition d'Aristote. Clov veut assassiner Hamm et abandonne ce projet quand il en réalise la puérilité. Ensuite seulement intervient la « Reconnaissance » : Hamm déclare à Clov qu'il est son père et que Clov est son fils. A la suite de cette Reconnaissance, Clov devient le fils de Hamm.
Dans son commentaire sur la fable, Aristote écarte divers cas qui ne sont pas tragiques. Le changement de fortune qui fait passer les bons du bonheur au malheur est répugnant et n'inspire ni crainte, ni pitié ; celui qui fait passer les méchants du malheur au bonheur est le plus éloigné du tragique car il n'éveille ni sentiment d'humanité, ni pitié, ni crainte ; de même l'homme foncièrement mauvais qui passe du bonheur au malheur n'éveille ni crainte, ni pitié, car la première a pour objet l'homme semblable à nous tandis que la seconde ne peut s'adresser qu'à celui qui ne mérite pas son sort. Ainsi, il ne subsiste qu'un seul cas tragique : l'homme semblable à nous, ni vraiment bon, ni vraiment méchant, qui passe du bonheur au malheur à cause d'une faute qu'il a commise, la hamartia. En accord avec Aristote, les personnages beckettiens ne sont ni vraiment bons, ni vraiment méchants : en fait, ils sont tous terriblement égoïstes. Mais ils ne sont pas responsables de ce trait de caractère : dans le monde tel qu'il est, toute vie ne peut se soutenir que par l'égoïsme et la cruauté inconsciente. L'homme est, de ce fait, voué au tragique et il n'est pas nécessaire qu'il subisse un changement de fortune, comme le montre l'épisode où Hamm envoie Clov vérifier que son père était toujours vivant, dans sa poubelle :

CLOV.- Il pleure.
HAMM.- Donc il vit.

S'il y avait péripétie, on sombrerait dans le mélodrame. Samuel Beckett tourne le procédé en dérision dans l'épisode où Clov aperçoit un enfant adossé à un arbre :

HAMM.- Encore des complications ! (Clov descend.) Pourvu que ça ne rebondisse pas !

Alors que selon Aristote, « sans action, il ne peut y avoir de tragédie », Samuel Beckett écrit une tragédie où les actions repérables sont accomplies par le personnage « en puissance » et se caractérisent par leur insignifiance : déplacer le fauteuil de Hamm, nettoyer les litières, aller chercher un biscuit. Le personnage agissant, Hamm, aveugle et paralysé, est cloué dans un fauteuil ; néanmoins, il fait passer Clov de l'état d'être « en puissance » à celui d'être « en acte ».
Samuel Beckett transpose la phrase d'Aristote : « La tragédie est l'imitation d'une action complète et entière. Est entier ce qui a commencement, milieu et fin » (29) 29. 1450 b 32. dans l'épisode où ils écoutent la sonnerie du réveil :

CLOV.- La fin est inouïe.
HAMM.- Je préfère le milieu. (Un temps.)

Ce choix de Hamm s'explique par le fait que, à la fin, quand Clov sera parti, il se traînera par terre dans le Refuge, mourant de faim. Contrairement à Aristote qui met l'accent sur l'action : « La tragédie est l'imitation d'une action [...] imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d'un récit », l'élément dramatique de Fin de partie est un récit, le « roman » de Hamm dans lequel un homme est venu supplier à genoux qu'on sauve son enfant.
Selon Aristote, la tragédie doit opérer la purgation de la crainte et de la pitié en présentant au spectateur des scènes susceptibles de faire naître de tels sentiments, comme l'agonie d'un personnage sur la scène. L'agonie de Hamm va se dérouler sur la scène, mais au dernier moment, le visage du mourant est soustrait à la vue par un mouchoir qui le cache.
La crainte et la pitié sont évoquées à plusieurs reprises : Hamm est épouvanté quand Clov lui apprend qu'il n'y a plus de calmant ; la présence d'un rat éveille manifestement chez lui de la crainte. Hamm feint d'éprouver une certaine crainte quand Clov est derrière lui... Quand Clov demande à Hamm pourquoi il lui obéit toujours, Hamm interprète : « C'est peut-être de la pitié. (Un temps.) Une sorte de grande pitié. »
Aristote recommande d'écarter la banalité et la bassesse par le « mot insigne, la métaphore », le langage de la tragédie devant être élevé et échapper à la platitude. Bien au contraire, Samuel Beckett utilise la métaphore de la litière pour rabaisser l'être humain au niveau de l'animal, à travers ses fonctions naturelles et il fait usage de mots et d'expressions vulgaires ou grossières : fesses, macache, cul, foutre, etc. ; je t'en foutrais, pas plus haut que le cul, paix à nos fesses, foutez-moi le camp, etc...
Aristote dénombre les six parties constitutives de la tragédie : caractère, fable, spectacle, élocution, pensée, chant. Beckett transpose :
Caractère : celui de Clov est créé par l'action.
Fable : c'est le roman que Hamm invente.
Spectacle : c'est celui que donnent ces deux comédiens qui jouent :

HAMM.- A - (bâillements) à moi. (Un temps.) De jouer. [...]
CLOV (implorant).- Cessons de jouer !
HAMM.- Jamais. [...]
HAMM.- [...] Cache-moi sous le drap. ( Un temps long.] Non ? Bon. (Un temps.) À moi. (Un temps.) De jouer.

Élocution :

CLOV (regard fixe, voix blanche).- On m'a dit, Mais c'est ça, l'amour, mais si, mais si, crois-moi, tu vois bien que -
HAMM.- Articule !

Pensée :

HAMM.- [...] Qu'est-ce que tu fais ?
CLOV.- Je combine. (Il marche.) Ah !
Il s'arrête.
HAMM.- Quel penseur ! (Un temps.)

Chant :

Il [Clov] va en chantonnant vers la fenêtre à droite, s'arrête devant, la regarde, tête rejetée en arrière.
HAMM.- Ne chante pas !
CLOV (se tournant vers Hamm).- On n'a plus le droit de chanter ?
HAMM.- Non.
CLOV.- Alors comment veux-tu que ça finisse ?
HAMM.- Tu as envie que ça finisse ?
CLOV.- J'ai envie de chanter.

Aristote considère plus particulièrement l'élocution dont il définit les modes : ordre, prière, récit, interrogation, menace. Samuel Beckett transpose : Hamm donne des ordres à Clov, et par ailleurs, Clov décide de faire de l'ordre ; Hamm, Nagg et Clov font la prière, Clov implore Hamm : « Arrêtons de jouer » ; Hamm écrit un récit ; Hamm interroge Clov dans les épisodes de dialectique, Hamm feint de croire à deux reprises que Clov est menaçant : « Ne reste pas là (derrière le fauteuil) tu me fais peur. »
Dans les parties d'étendue de la tragédie, Aristote distingue le prologue, l'épisode, l'exode et le chant du ch½ur. Samuel reprend ce schéma : dans le prologue, Clov effectue diverses actions, découvrir Hamm et les poubelles, exposer sa problématique ; dans l'exode, habillé de pied en cap, il attend que Hamm ait terminé pour le recouvrir et s'en aller ; Nagg et Nell sont un ch½ur dérisoire qui essaie parfois d'influencer l'action, mais n'y parvient pas ; quant à la pièce, elle est bâtie sur une succession d'épisodes.
Samuel Beckett s'étant imposé la contrainte de créer un texte comportant une multiplicité de sens, la pièce est une synthèse d'éléments parfois contradictoires. Le point essentiel est que Beckett s'est imposé de souligner le caractère d'une époque marquée par ce personnage de maître dont l'existence est indissolublement liée à la grande création artistique. Aussi, contrairement aux autres auteurs qui présentent un maître négatif, Samuel Beckett a créé un maître positif qui est et qui fait. Si finalement, le disciple se libère, ce n'est pas par sa vertu personnelle, mais par l'action du maître : le chemin normal du tragique est barré, celui de Lorenzaccio qui voit le disciple rejoindre symboliquement la vie empirique après avoir tenté de faire aboutir un grandiose projet de régénération morale.
Samuel Beckett a donc créé une pièce dont le tragique ne peut reposer que sur le médiateur. Par ailleurs, la décision de mourir est un donné de la pièce. Si tragique il y a, il doit composer avec ces données.

Fin de partie : Hamm va plus loin que Hamlet

Samuel Beckett résout le problème en faisant de la décision de mourir l'événement tragique essentiel : Hamm est Hamlet, mais un Hamlet qui ne tergiverse pas devant la décision, même si celle-ci lui paraît d'autant plus difficile à assumer que la mort est plus proche.
Si Hamlet qui présente un héros hésitant est une tragédie, Fin de partie qui met en scène un héros plus courageux est « encore plus » une tragédie.
Finalement, c'est dans le rapport à Hamlet que le tragique est assuré.
Dans son célèbre monologue, le héros shakespearien révèle la tentation qui l'habite : mourir. Cependant, la perspective des rêves que l'on peut faire dans ce sommeil de la mort l'angoisse. Si nous supportons les souffrances de cette vie, c'est parce que nous craignions de nous lancer dans une aventure qui nous en apportera peut-être de plus douloureuses.
Dès le début de Fin de partie, dans son premier monologue, Hamm fait référence à des rêves et à son désir de mourir :

Quels rêves - avec un s ! Ces forêts ! (Un temps.) Assez, il est temps que cela finisse dans le refuge aussi. (Un temps.) Et cependant j'hésite, j'hésite à. à finir. Oui, c'est bien ça, il est temps que cela finisse et cependant j'hésite encore à - (bâillements) à finir.

Ce personnage s'ennuie : le monde est devenu banal, comme le montre la conclusion de l'épisode du peintre fou, et il n'a connu le plaisir que lors de son aventure avec la Mère Pegg. Un moment, il a été amusé par Clov :

Tu te rappelles, au début, quand tu me faisais faire ma promenade, comme tu t'y prenais mal ? Tu appuyais trop haut. A chaque pas tu manquais de me verser ! (Chevrotant.) Héhé, on s'est bien amusés tous les deux, bien amusés ! (Morne.) Puis on a pris l'habitude.

L'ennui d'une vie qui ne donne plus de pâture à la passion de connaître, comme le souligne la première phrase de La Métaphysique d'Aristote, référent essentiel du personnage (« L'homme a naturellement la passion de connaître »), justifie le désir de mourir. N'ayant plus sa place dans ce monde-ci, Hamm se lance dans une nouvelle aventure. Il va affronter l'inconnu, l'autre côté des choses. Il va connaître l'autre versant de la vie.
Pourtant, Samuel Beckett a réfuté le rapprochement Hamm-Hamlet effectué par Adorno :

Adorno s'est tout de suite mis à développer son idée sur l'étymologie, la philosophie et la signification des noms chez Beckett. Il soutenait avec insistance que « Hamm » dérive de « Hamlet » et avait toute une théorie là-dessus. « Désolé, professeur, lui a dit Beckett, mais je n'ai pas pensé une seconde à Hamlet quand j'ai inventé ce nom. (30) 30. Siegfried Undseld, communication prononcée au deuxième congrès international sur Beckett, La Haye, 8 avril 1992, cité in James Knowlson, Beckett, Solin/Actes Sud, 1992, pp. 608-609. .

Le rapprochement effectué précédemment est-il abusif ? Considérons les deux pièces : dans Hamlet, le héros tue Polonius qui le surveille, caché derrière une tenture : « Tiens ! un rat ! (Il donne un coup d'épée dans la tapisserie.) » Dans Fin de partie, Hamm exprime son angoisse à l'idée de se retrouver seul, en proie à des idées angoissantes : « Toutes sortes de fantaisies ! Qu'on me surveille ! Un rat ! »
Hamlet évoque cette mystérieuse inclinaison qui lui permet de faire surgir le mal : « D'un signe, je puis évoquer plus de méfaits que je n'ai de pensées pour les méditer, d'imagination pour leur donner forme, de temps pour les accomplir. » Dans son roman, Hamm se donne l'illusion d'être un tel génie. Un homme lui a demandé de l'aide :

Il finit par me demander si je consentirais à recueillir l'enfant aussi - s'il vivait encore. (Un temps.) C'était l'instant que j'attendais. (Un temps.) Si je consentirais à recueillir l'enfant. (Un temps.) Je le revois, à genoux, les mains appuyées au sol, me fixant de ses yeux déments, malgré ce que je venais de lui signifier à ce propos. »

Les derniers mots d'Hamlet sont pour évoquer le silence  : « Raconte-lui, avec plus ou moins de détails, ce qui a provoqué. Le reste, c'est silence. (Il meurt.) » Juste avant de recouvrir son visage avec le linge, Hamm parle en des termes très proches de ceux du prince danois : « Et n'en parlons plus. (il finit de déplier)... ne parlons plus. »
La réplique de Clov donnant à Hamm le chien en peluche blanc « Tes chiens sont là » pourrait faire écho à la réplique de Guildenstern à Hamlet : « Les comédiens sont là. » Comme le chien en peluche de Fin de partie, les comédiens servent à une démonstration.
Le tissu dont Hamm se couvre le visage « Vieux linge !» peut être rapproché du mouchoir dont la mère d'Hamlet essuie le visage couvert de sueur de son fils lorsqu'il se bat en duel contre Laërtes, à la fin.
De telles coïncidences sont-elles possibles ? Il apparaît plutôt que, dès qu'une référence pertinente est proposée, Samuel Beckett s'ingénie à la discréditer.

Le problème du mal

Dans Du côté de chez Swann, Marcel Proust, à qui Samuel Beckett a consacré un essai de jeunesse, identifie deux versions du mal : le mal métaphysique qui assure à celui qui le commet la sensation d'« être », et le mal banal que l'on commet par égoïsme et indifférence. Le narrateur surprend une scène saphique où la fille du musicien Vinteuil fait cracher rituellement son amie sur la photo de son père. Cette jeune femme tendre et timide tente ainsi de sortir de son caractère et veut jouer au personnage cynique et dur. Le narrateur commente :

Peut-être n'eût-elle pas pensé que le mal fut un état si rare, si dépaysant, où il était si reposant d'émigrer, si elle avait su discerner en elle, comme tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu'on cause et, quelques autres noms qu'on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté. (31) 31. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1975, p. 198.

Dans Fin de partie, Samuel Beckett illustre les deux versions du mal identifiées par Marcel Proust auquel il en ajoute une troisième : le mal nécessaire, celui qui est indissolublement lié à la vie (32) 32. Cf. Gérard Piacentini, « Le problème du mal dans En attendant Godot et Fin de partie », Revue d'histoire du théâtre, 1992, n° 2, pp. 146-162. .
Hamm est un personnage d'intellectuel doté d'une conscience morale exigeante. Ce personnage, voué au Bien, se rêve un génie du Mal : dans son « roman », il se met en scène sous les traits d'un « Hérode », le tétrarque juif qui fit assassiner des enfants pour mettre à mort le Messie dont la venue avait été annoncée. Ce roman est fabriqué à partir de six ½uvres essentielles de la culture occidentale, trois tournant autour du voyage chez les morts, La Divine Comédie de Dante, L'Énéide de Virgile et L'Odyssée d'Homère ; de trois ½uvres utopiques, le Timée de Platon, l'Atlantica d'Olof Rudbeck et l'Utopie de Thomas More. Par ailleurs, plusieurs références sont empruntées à la Bible. Le chant XXIII de l'Enfer de La Divine Comédie fournit la première référence :

HAMM (ton de narrateur).- L'homme s'approcha lentement, en se traînant sur le ventre. D'une pâleur et d'une maigreur admirables, il paraissait sur le point de - (Un temps. Ton normal.) Non, ça je l'ai fait. (Un temps.) [...] Enfin bref je finis par comprendre qu'il me voulait du pain pour son enfant. Du pain. Un gueux, comme d'habitude. (33) 33. « Quand je fus réveillé avant l'aurore [Ugolin parle à Dante], j'entendis mes fils, qui étaient avec moi, pleurer au milieu de leur sommeil et demander du pain. » La Divine Comédie, Charpentier, Paris, 1854, p. 254.

Le comte Ugolin, enfermé dans la Tour de la faim, mourut d'inanition après avoir dévoré ses enfants. Le premier commentaire semble être celui d'un auteur soucieux de ne pas se répéter ; mais en fait, Hamm finira par se traîner par terre, mourant de faim, ce qu'il a déjà fait dans le cadre de l'éternel recommencement de la pièce. Le second commentaire: « Un gueux, comme d'habitude » est ironique puisque Ugolin est noble.
Une seconde série de références a trait à L'Énéide :

Un long silence se fit entendre. (Ton normal.) Joli ça. [...] Il faisait ce jour-là un soleil vraiment splendide, cinquante à l'héliomètre, mais il plongeait déjà, dans la... chez les morts. (Ton normal.) Joli ça.

Un silence littérairement célèbre est celui qui intervient lors du sac de Troie. La remarque « Joli ça » est ironique puisqu'elle fait référence à Troie en flammes (34) 34. Énée, après avoir porté son père Anchise sur ses épaules, est revenu dans la ville en flammes chercher sa femme Créuse : « Je cherche des yeux et j'essaie de relever dans la nuit des traces de son passage. Partout l'horreur est sur mon âme et le silence même me terrifie. » . La deuxième phrase fait référence à la visite d'Énée aux Enfers.
L'Odyssée constitue une troisième référence :

Le vent arrachait les pins morts et les emportait. au loin. (Ton normal.) Un peu faible, ça. (35) 35. « La fureur des vents, confondus en une bourrasque, emporte vergue et voile au loin, en pleine mer » L'Odyssée, V, 3, 16-17.

Le commentaire sévère vise ironiquement Homère.
Des trois ½uvres utopiques qui composent le roman de Hamm, la première est le Timée :

Mais quelle est cette invasion ? [...] Je m'enquis de la situation à Kov, de l'autre côté du détroit. [...] Ici, en faisant attention, vous pourriez mourir de votre belle mort, les pieds au sec.

Il s'agit du détroit de Gibraltar et de l'invasion des Atlantes, neuf mille ans avant Platon. Le lendemain de la victoire des Athéniens, l'Atlantide fut engloutie par un raz de marée.
La seconde est L'Atlantica :

Je bourrai tranquillement ma pipe en magnésite, l'allumai avec. mettons une suédoise, en tirai quelques bouffées. Aaah ! (Un temps.) [...] Allons, allons, présentez votre supplique, mille soins m'appellent. (Ton normal.) Ça c'est du français. Enfin.

L'allumette suédoise et la magnésite, ou écume de mer, typique des pays nordiques, désignent la Suède. Le français classique permet d'identifier Olof Rudbeck, homme de lettres, botaniste, philosophe, contemporain de Descartes et auteur d'une utopie qui fait de la Suède l'Eden de la Bible. La dernière référence est l'Utopie de Thomas More :

Il leva vers moi son visage tout noir de saletés et de larmes mêlées. (Un temps. Ton normal.) Ça va aller. [...] Bon. Alors du blé. (Un temps. Ton normal.) Ça va aller. (Ton de narrateur.) Du blé, j'en ai, il est vrai, dans mes greniers.

Thomas More évoque le man½uvre, le charretier, le laboureur, attachés à un travail pénible (36) 36. On repère la surdétermination : cet « homme d'une maigreur admirable » peut provenir à la fois de La Divine Comédie, de L'Enéide (le grec découvert sur le rivage lors de l'éruption de l'Etna, III, 593) et de L'Utopie. . Le second passage fait référence aux mauvais riches qui laissent les pauvres mourir de faim alors même qu'ils ont du grain en surplus dans leurs greniers (37) 37. « Supposez qu'il vienne une année mauvaise et stérile, pendant laquelle une horrible famine enlève plusieurs milliers d'hommes. Je soutiens que si à la fin de la disette, on fouillait les greniers des riches, l'on y trouverait d'immenses provisions de grains. En sorte que si ces provisions avaient été distribuées à temps à ceux qui sont morts d'amaigrissement et de langueur, pas un de ces malheureux n'eut senti l'inclémence du ciel et l'avarice de la terre. » Thomas More, L'Utopie, Paris, Éditions sociales, p. 197. . Les commentaires de Hamm évoquent un auteur satisfait de son idée, mais, plus profondément, il peut être utopique de penser que « ça va aller »...
Trois épisodes sont tirés de la Bible : la manne tombée du ciel fait référence à l'Exode ;  « mon petit, dit-il, comme si sexe avait de l'importance » est une allusion au Massacre des Innocents ; « Peu à peu je m'apaisais, enfin suffisamment pour lui demander combien de temps il avait mis pour venir. Trois jours [...] Mais comme nous étions la veille de Noël, ça n'avait rien d'extraordinaire » désigne la Nativité. A travers ces références, Hamm joue à être Hérode (38) 38. Dans la version française, le meurtre de sa mère par Hamm, qui n'existe pas dans la version anglaise, ne repose que sur une ambiguïté voulue par l'auteur et qui ne franchit pas la barrière de la traduction. Le meurtre supposé du vieux médecin ne repose également que sur une ambiguïté de langage. Cf. « Le problème du mal dans En attendant Godot et Fin de partie ». .
Si Hamm se complait dans l'idée d'être un génie du mal métaphysique, il en a été, dans la réalité, victime de sa forme banale. Enfant, Hamm était en proie à des terreurs nocturnes, mais son père le laissait pleurer pour ne pas se donner le mal de se lever. Sa mère également s'en est rendue responsable envers son fils, par bêtise. Aujourd'hui encore, elle cherche à lui nuire :

HAMM.- [...] Il y a une goutte d'eau dans ma tête. (Un temps.) Un c½ur, un c½ur dans ma tête.
Un temps.
NAGG (bas).- Tu as entendu ? un c½ur dans sa tête !
Il glousse précautionneusement.
NELL.- Il ne faut pas rire de ces choses, Nagg. Pourquoi en ris-tu toujours ?
NAGG.- Pas si fort !
Nell (sans baisser la voix).- Rien n'est plus drôle que le malheur, je te l'accorde. Mais -
NAGG (scandalisé).- Oh !
NELL.- Si, si, c'est la chose la plus comique au monde. Et nous en rions, nous en rions, de bon c½ur, les premiers temps. Mais c'est toujours la même chose. Oui, c'est comme la bonne histoire qu'on nous raconte trop souvent, nous la trouvons toujours bonne, mais nous n'en rions plus.

La réplique de Hamm souligne sa souffrance liée à sa déchéance. La réaction de Nell - il ne faut pas rire - indique qu'elle a compris et qu'elle sait que le propos de Hamm n'est pas gai, qu'il n'y a aucune raison d'en rire, contrairement à Nagg qui se moque de ce qu'il croît être une divagation de son fils. Nell continue et parle fort, malgré la demande de Nagg qu'elle baisse le ton (39) 39. La réaction scandalisée de Nagg est une expression de son référent épicurien. . Si Nell continue à parler fort, c'est pour que son propos soit entendu par son fils. Que dit-elle ? « Rien n'est plus drôle que le malheur » est en accord avec la philosophie stoïcienne (40) 40. « La résignation stoïcienne n'est pas un pis-aller, c'est une complaisance positive et joyeuse dans le monde tel qu'il est », Histoire de la philosophie, I, 2, p. 289. Emile Bréhier commente Épictète. Beckett aurait déclaré que cette réplique était la plus importante de la pièce selon Ruby Cohn, « La femme fatale chez Beckett », Cahiers Renaud-Barrault, n°102, 1981, p. 98. Malgré les réticences que m'inspirent habituellement les déclarations de l'auteur touchant à son ½uvre, on peut prendre celle-ci au sérieux si l'on considère que l'auteur parle de lui-même, des motivations qui l'ont amené à devenir écrivain. , mais de quel malheur Nell peut-elle rire si ce n'est du malheur de son fils, puisqu'elle parle pour être entendue de lui. Nell tient à informer son fils que si sa souffrance ne la fait plus rire aux éclats, elle est toujours contente de le voir malheureux.
Pourquoi cette méchanceté ? La cause en incombe au romantisme de Nell. Agée, elle pense encore à un après-midi enchanteur, en barque, sur le lac de Côme, avec son fiancé. Le mariage est intervenu : la romance s'est terminée, Nell s'est retrouvée mère de famille, en charge des tâches ménagères symbolisées par la litière. De la fin de sa jeunesse insouciante et rêveuse, Nell a rendu son enfant responsable : Nell hait Hamm. La haine a répondu à la haine. Hamm a détesté sa mère. Pourtant, celle-ci morte, un sentiment inattendu - le deuil - découvert au plus profond de lui-même a surpris Hamm :

On pleure, on pleure, pour rien, pour ne pas rire, et peu à peu... une vraie tristesse vous gagne.

Aucun des personnages de Fin de partie n'est innocent, aucun ne veut envisager sa culpabilité. Hamm lui-même a commis le mal. Lui qui se délecte dans l'imaginaire d'être l'initiateur du mal métaphysique dans le monde, peine à réaliser qu'il a commis le mal banal, le mal quotidien, celui que tout le monde commet sans y penser. Contrairement au mal métaphysique dont il se pourlèche dans son roman, mais qui est purement du domaine de la fantaisie, Hamm refuse d'être l'auteur du mal réel. Accusé par son fils d'être responsable, par égoïsme, de la mort de la Mère Pegg, Hamm refuse d'en assumer la responsabilité : « Est-ce qu'on m'a jamais pardonné, à moi ? »
Ce mal banal, quotidien, est réactionnel comme le montre le terme « obscurité » choisi à dessein par l'auteur pour qualifier la cause de la mort de Pegg. Ce terme renvoie à la peur de Hamm enfant, la nuit. Maintenant, pour se venger de son père, Hamm le prive des rahat-loukoums qu'il aime tant. Ainsi, celui qui a été victime du mal le commet à son tour : Clov, victime dans son enfance de l'indifférence et de l'égoïsme de Hamm, inverse les médicaments, donnant le calmant quand il faudrait donner l'excitant, donnant l'excitant quand il faudrait donner le calmant; à Hamm qui lui demande le calmant, il répond qu'il n'en aura plus jamais, renouvelant la réponse de Hamm à son propre père quand il le prive de rahat-loukoum.
Enfin, il y a enfin le mal inséparable de la vie, celui qu'il faut commettre pour simplement pouvoir vivre. Hamm a rudoyé Clov pour le faire évoluer, pour qu'il devienne adulte. En même temps, il s'est attaché à celui-ci qui est devenu son fils. Maintenant que Clov est prêt à partir, Hamm voudrait qu'il lui dise « quelque chose de son c½ur. » Mais Clov, qui connaît l'égoïsme de son père, lui répond par un quatrain ironique et s'en va, insensible à la douleur de Hamm, inconscient de son amour paternel. Toute vie débute dans l'égoïsme et l'insensibilité.

Un essai de psychologie historique

Le théâtre de Samuel Beckett est composé à partir de références cinématographiques, théâtrales, littéraires : l'auteur a choisi de créer une ½uvre qui n'emprunte qu'à la culture. Aussi, pour créer le personnage de Nagg, Samuel Beckett a utilisé un roman d'Émile Zola consacré à la guerre de 70, La Débâcle. Une scène entre les deux vieillards, Nagg et Nell, indique qu'ils ont perdu leurs jambes à la « sortie de Sedan » :

NAGG.- Tu te rappelles.
NELL.- Non.
NAGG.- L'accident de tandem où nous laissâmes nos guibolles.
Ils rient.
NELL.- C'était dans les Ardennes.
Ils rient moins fort.
NAGG.- A la sortie de Sedan. (Ils rient encore moins fort. Un temps.)

La « sortie de Sedan » fait référence à un épisode historique de la guerre de 70, repris dans le roman :

Douze cent hommes environ furent réunis, des soldats débandés de tous les corps, où toutes les armes se mêlaient ; et la petite colonne se lança glorieusement, sur la route balayée de mitraille, au pas de course. D'abord, ce fut superbe, les hommes qui tombaient n'arrêtaient pas l'élan des autres, on parcourut près de cinq cent mètres avec une véritable furie de courage. Mais, bientôt, les rangs s'éclaircirent, les plus braves se replièrent. Que faire contre l'écrasement du nombre ? Il n'y avait là que la témérité folle d'un chef d'armée qui ne voulait pas être vaincu [...] Il ne restait qu'à battre en retraite sous les murs de Sedan. (41) 41. Emile Zola, La Débâcle, Paris, Pocket, 1993, pp. 336-337.

Un personnage important a probablement inspiré l'infirmité de Nagg et de Nell : le Capitaine Beaudoin, joli c½ur, hommes à femmes, soldat d'opérette, mais courageux, qui meurt après amputation de sa jambe, trois pages avant la sortie de Sedan (42) 42. Ibid., p. 333. .
Le caractère de Nagg n'est pas inspiré par le Capitaine Beaudoin, mais par le lieutenant Rochas, représentant d'un monde qui, selon Zola, disparaît dans la guerre de 70.
Rochas, homme d'une ignorance absolue, mais très courageux, a gagné ses galons sur les champs de bataille, à une époque où la guerre était une affaire de bravoure :

« À Solferino, la grande brossée aux Autrichiens, il fallait les voir, devant nos baïonnettes, galoper, se culbuter, pour courir plus vite, comme s'ils avaient eu le feu au derrière ! »
Il éclatait d'aise, toute la vieille gaieté militaire française éclatait dans son rire de triomphe. C'était la légende, le troupier français parcourant le monde, entre sa belle et une bouteille de vin, la conquête de la terre faite en chantant des refrains de goguette. Un caporal et quatre hommes et des armées immenses mordaient la poussière. (43) 43. Ibid., p. 39.

Mais le monde a changé, et l'armée française ne s'est pas adaptée. Les Français n'ont aucun plan de bataille, errent au gré du changement de généraux incapables, tandis que les Prussiens les encerclent et les écrasent à coups de canons. Rochas meurt dans l'incompréhension :

Et ce fut à ce moment que, frappé au cou, à la poitrine, aux jambes, il s'affaissa parmi ces lambeaux tricolores, comme vêtu d'eux. Il vécut encore une minute, les yeux élargis, voyant peut-être monter à l'horizon la vision vraie de la guerre, l'atroce lutte vitale qu'il ne faut accepter que d'un c½ur résigné et grave, ainsi qu'une loi. Puis, il eut un petit hoquet, il s'en alla dans son ahurissement d'enfant, tel qu'un pauvre être borné, un insecte joyeux, écrasé sous la nécessité de l'« énorme et impassible nature ». Avec lui,  finissait une légende. (44) 44. Ibid., p. 359. Un autre personnage évoque son grand-père, héros de la Grande Armée, vainqueur à Austerlitz, Wagram et Friedland ; la déchéance de son père, employé médiocre ; enfin se juge lui-même, « vaincu à Sedan, dans une catastrophe qu'il devinait immense, finissant un monde » p. 371.

De ce personnage, Samuel Beckett a retenu le caractère naïf, spontané, « grande gueule ». Nagg est braillard : dans l'épisode de la litière non changée, il pousse Nell à protester : « faut gueuler ». Son nom le décrit ; il provient du verbe anglais « to nag », criailler, brailler.
L'époque suivante, qui se met en place à la fin de la guerre de 70, est marquée par les obsessions de la revanche et de la reprise de l'Alsace-Lorraine. L'armée va posséder, dans la Société française, un prestige extraordinaire.
Un personnage caractéristique de cette époque est le « Hussard noir de la République », l'instituteur qui va apprendre aux enfants à lire et à écrire, créer chez eux le Sentiment national, préparer la guerre de 14. Grâce à l'instituteur, le savoir va s'étendre dans toutes les couches de la société.
L'intellectuel naît sur le terrain préparé par l'instituteur. Il apparaît au moment de l'affaire Dreyfus en s'opposant, au nom de la vérité, à la raison d'État.
Hamm incarne l'essence de ce personnage, d'une grande honnêteté intellectuelle, mais chez qui la prééminence de la vie de l'esprit sur la vie affective débouche sur un caractère égoïste.
Ce personnage disparaît entre 1955 et 1960, quand la Société française se modernise et devient véritablement industrielle (45) 45. Cf. « Le thème du maître et du disciple... » .
La fonction de Clov est de mettre en valeur les qualités de Hamm, sa fonction structurante. Grâce à Clov, le contraste entre Hamm et les « chiens », la société d'avant les années cinquante et celle qui se met en place, est souligné.

Créer une pièce composée de citations

Dans une lettre à son amie Louise Colet, Gustave Flaubert confiait son projet d'écrire un livre composé de citations : « Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n'y ait pas un mot de mon cru » (46) 46. Correspondance, p. 214; 16 décembre 1852. : ce fut le Dictionnaire des idées reçues.
Il semble bien que Samuel Beckett ait repris à son compte le dessein de Flaubert puisque Fin de partie est composée de références et de citations.
L'architecture de l'½uvre est due à Sainte-Beuve.
Les caractères et le processus d'éducation sont fabriqués à partir de citations philosophiques  (47) 47. « Le référent philosophique... » pp. 359-366. , avec une mention spéciale pour Nagg dont le création a fait également appel à Zola .
Des répliques isolées peuvent être attribuées aux référents des personnages : par exemple, dans son dernier monologue, Hamm dit :

Enlever. (Il enlève sa calotte.) [...] Et remettre. (Il remet sa calotte.) Égalité. (Un temps. Il enlève ses lunettes.) Essuyer. (Il sort son mouchoir et, sans le déplier, essuie ses lunettes.) Et remettre. (Il remet le mouchoir dans sa poche, remet ses lunettes.) On arrive. Encore quelques conneries comme ça et j'appelle. 

Aristote, dans La Métaphysique, recherche les contraires : Hamm, au seuil de la mort, se raccroche à la distraction de prendre en défaut Aristote pour exorciser son angoisse (48) 48. « On entend par contraires les termes [...] qui diffèrent le plus possible dans un seul et même sujet », Aristote, La Métaphysique, Paris, Pocket, 1992, p. 183. « Essuyer » serait ainsi le contraire de « remettre », d'où le terme « connerie », employé par Hamm. .
«  Toi, je te garde », derniers mots de Hamm adressés au mouchoir dont il se couvre le visage indiquent la possession, une des catégories selon Aristote.
Le « roman » que raconte Hamm est fabriqué à partir de citations empruntées à des ½uvres ayant comme thème le voyage chez les morts et l'utopie. Par ailleurs, ce « roman » effectue des emprunts à la Bible : Exode, Massacre des Innocents, Nativité de Jésus (49) 49. Cf. « Le problème du mal dans En attendant Godot et Fin de partie » .
La malédiction de Hamm transforme « Aimez-vous les uns les autres » du Nouveau Testament en « Léchez-vous les uns les autres ».
La Divine Comédie est également utilisée par l'auteur pour créer le monde du Refuge avec ses cercles concentriques.
Viennent les citations isolées.
Le merveilleux après-midi passé en barque sur le lac de Côme, lorsque Nell était fiancée, et dont elle se souvient avec nostalgie - « Fiancés ! » - fait référence à une scène très connue du grand roman du Risorgimento, de la lutte pour l'indépendance de l'Italie, I Promessi sposi (titre français : Les Fiancés) d'Alessandro Manzoni : Lucia qui échappe aux avances du Gouverneur espagnol Don Rodrigo se trouve dans une barque sur le lac de Côme. La barque aborde la rive et le choc léger réveille la jeune femme endormie.
« Cette nuit, j'ai vu dans ma poitrine. Il y avait un gros bobo. » déclare Hamm. « Tu as vu ton c½ur » réplique Clov. Ces répliques font référence à La Vie nouvelle de Dante Alighieri. Dante fait un rêve dans lequel il voit un seigneur effrayant, mais gai, qui lui annonce :  « C'est moi qui suis ton maître » (c'est l'Amour). Ce Seigneur, qui tient dans ses bras une femme enveloppée dans un drap et a, à la main, un c½ur en feu, dit à Dante : « Vois ton c½ur ». Dante communiqua ce rêve à des troubadours pour leur demander le sens de ce songe. Guido Cavalcanti lui répondit : « Vous avez vu, à mon avis, votre c½ur. » (50) 50. Dante Alighieri, La Divine Comédie, La Vie nouvelle, Charpentier, Paris, 1854, p. 9 et 71 .
« Vous voulez qu'il grandisse alors que vous, vous rapetissez » fait référence à l'Évangile de Jean.
« Tu réclamais le soir, il descend », provient de « Recueillement » de Charles Baudelaire ; « Pauvres morts » est la contraction d'un vers des Fleurs du Mal (poème n°100) du même poète : « Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs » (51) 51. Hubert de Phalèse, Beckett à la lettre, Nizet, 1998, .
Le poème de Clov : « Mon c½ur » est inspiré du poème éponyme de Charles d'Orléans.
Shakespeare fournit un contingent de références : Hamm est Hamlet, Richard III et Prospéro (52) 52. Hugh Kenner, Samuel Beckett, a critical study, John Calder, London, 1962, p. 162. . Des visions de nymphes et de moissonneurs s'évanouissent : Prospéro annonce : « Ce n'étaient là que jeux, les voici terminés. » (IV, 1). Comme cela a déjà été remarqué, Beckett transforme : Nagg étant rentré dans sa poubelle après avoir maudit son fils, Hamm s'exclame : « Finie la rigolade »
Une autre réplique de Hamm à Clov paraît empruntée à La Tempête. « Autrefois, tu m'aimais » : cette réplique a pu être inspirée des reproches que Caliban adresse à Prospéro : « Quand tu es venu ici, tu me cajolais, faisais grand cas de moi. me donnais même de l'eau avec des baies dedans. et me disais les noms de la grande lumière et de l'autre, la petite qui brûle jour et nuit, alors je t'aimais. »
« Il pleure, donc il vit » est transformé de « Je pense, donc je suis ».
« Quand ce n'était pas du pain c'était du mille-feuille » fait référence à la phrase célèbre de Marie-Antoinette, Reine de France :  « S'ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche. »
On pourra collationner les références disséminées tout au long du présent texte ainsi que celles repérées par d'autres ou par moi-même dans d'autres textes...

La fin de l'art

Fin de partie résume la culture et en annonce la fin. Formée de citations, la pièce est une somme. Particulièrement révélateur du projet de Beckett est le roman de Hamm, créé par emprunt aux plus grandes ½uvres de la culture occidentale. Ainsi, avec la mort de Hamm, c'est la culture qui disparaît. Ne reste que le monde des « chiens ».

L'époque à laquelle Samuel Beckett écrit Fin de partie correspond au changement des mentalités qui marque la fin du monde né à l'époque de Corneille et de Descartes.
Le monde qui succède au monde néo-stoïcien est caractérisé par la disparition de la conscience volontaire et par la généralisation d'une conscience livrée à tous les vents du désir, incapable de s'imposer des fins et de construire un projet. Ce changement des mentalités, qui intervient à la fin des années cinquante, se heurte à des Institutions figées. Il se concrétise à l'ensemble de la société au moment des événements de 1968 que Luc Ferry et Alain Renaut décrivent comme « une révolte des sujets contre les normes, à savoir au sens de l'affirmation de l'individualité contre la prétention des normes à l'universalité. (53) 53. Luc Ferry, Alain Renaut, La Pensée 68. Essai sur l'anti-humanisme contemporain, Paris, Gallimard, 1985, pp. 98-99. .
De cette disparition de la morale naît la tragédie dont Samuel Beckett est probablement le seul auteur à avoir réussi à donner, avec Fin de partie, une expression artistique.



mis en ligne le 7 mars 2012