Le théâtre de Samuel Beckett est marqué par une discontinuité. En attendant Godot et Fin de partie sont des univers d'hommes, tandis que
dans Oh les beaux jours, une femme est au centre de la pièce. Le fondement de l'½uvre subit également un glissement : En attendant Godot
et Fin de partie s'analysent en termes de morale tandis que Oh les beaux jours est une pièce essentiellement
psychologique qui met en scène une femme au seuil de la vieillesse.
Si l'univers dramatique de Samuel Beckett évolue considérablement entre sa seconde et sa troisième pièce, jusqu'à être fondamentalement
différent, En attendant Godot et Fin de partie sont, au contraire, de la même essence.
Pourtant, En attendant Godot et Fin de partie ne proposent pas une vision identique de l'homme. Entre ces deux pièces, une transformation
de l'univers dramatique de l'auteur s'est opérée. La modification de la problématique du Mal en est l'expression la plus directe.
Dans En attendant Godot, le Mal se présente sous deux formes. D'une part, il est le mal métaphysique qui se manifeste dans la cruauté
grâce à laquelle le maître réalise sa supériorité envers l'esclave. Il est affirmation orgueilleuse du soi. Il vise à donner au soi l'illusion d'une liberté absolue. Pozzo, dans la souffrance qu'il inflige à son esclave, fait l'expérience d'une autonomie quasi-divine.
Cette forme du mal témoigne pour la liberté de qui l'exerce. Elle n'est pas réactionnelle; on ne peut lui assigner d'autre origine que son agent.
C'est celle que Pozzo exerce envers Lucky. Elle se révèle dans toute sa
nudité lorsque Pozzo répond à Vladimir qui lui demande ce que contient la valise que porte Lucky : « Du sable. » La réponse de Pozzo
indique que la domination qu'il exerce sur Lucky est devenue sa seule raison d'exister.
Le mal métaphysique relie le bourreau à sa victime par un lien indissoluble. Précédemment Pozzo voulait vendre Lucky au marché, sans
pitié pour le désarroi du malheureux :
Pozzo. - (...) En effet. Mais au lieu de le chasser, comme j'aurais pu, je veux dire au lieu de le mettre tout simplement à la porte à coqs de pieds dans le cul, je l'emmène, telle est ma bonté, au marché de St-Sauveur où je compte bien en tirer quelque chose.
Il ne l'a pas fait, manifestant ainsi son incapacité à se séparer de son souffre-douleur. De sa cruauté, le maître retire la conscience
mensongère de son être, alors qu'elle ne révèle que le fossé qui l'en sépare
(1)
1. Cf. « Le référent philosophique comme caractère du personnage dans le théâtre de Samuel Beckett » sur ce site.
.
À côté du mal métaphysique coexiste le mal banal. Au contraire du précédent, celui-ci n'a aucune justification existentielle. Il révèle simplement
l'inconscience du personnage :
VLADIMIR. - Regarde-moi ça !
ESTRAGON. - Quoi ?
VLADIMIR (indiquant). - Le cou.
ESTRAGON (regardant le cou). - Je ne vois rien.
VLADIMIR. - Mets-toi ici.
Estragon se met à la place de Vladimir.
ESTRAGON. - En effet.
VLADIMIR. - A vif.
ESTRAGON. - C'est la corde.
VLADIMIR. - A force de frotter.
ESTRAGON. - Qu'est-ce que tu veux.
VLADIMIR. - C'est le noeud.
ESTRAGON. - C'est fatal.
Ils reprennent leur inspection, s'arrêtent au visage.
VLADIMIR. - Il n'est pas mal.
ESTRAGON (levant les épaules, faisant la moue). - Tu trouves ?
VLADIMIR. - Un peu efféminé.
ESTRAGON. - Il bave.
VLADIMIR. - C'est forcé.
ESTRAGON. - Il écume.
VLADIMIR. - C'est peut-être un idiot.
ESTRAGON. - Un crétin.
VLADIMIR (avançant la tête). - On dirait un goitre.
ESTRAGON (même jeu). - Ce n'est pas sûr.
VLADIMIR. - Il halète.
ESTRAGON. - C'est normal.
VLADIMIR. - Et ses yeux !
ESTRAGON. - Qu'est-ce qu'ils ont ?
VLADIMIR. - Ils sortent.
ESTRAGON. - Pour moi, il est en train de crever.
VLADIMIR. - Ce n'est pas sûr.
La cruauté dont est empreinte le passage culmine dans les dernières répliques. Vladimir et Estragon parlent devant Lucky
comme s'il n'était qu'une bête, et non un homme capable de comprendre.
La méchanceté de Vladimir s'exerce encore au second acte, aux dépens de Pozzo cette fois, dans l'épisode où, tombé
symboliquement à terre, il frappe ce dernier, aveugle et sans défense. Cette conduite de Vladimir ne peut s'accomplir
que par l'écart au référent humaniste qui constitue l'essence du personnage
(2)
2. Par ailleurs, dans ce passage, l'auteur souligne malicieusement l'aveuglement de Vladimir : peu après sa manifestation
de cruauté envers Lucky, il prend sa défense contre Pozzo puis, mystifié par ce dernier, il le défend alors contre Lucky.
.
Les deux versions du mal se retrouvent bien dans Fin de partie, mais avec une variation significative. Le mal métaphysique
a perdu toute réalité et n'existe plus de manière positive. Ses manifestations essentielles le font apparaître comme
purement imaginaire. Il permet au personnage d'échapper - de manière illusoire - à la contrainte d'une morale sévère. Imaginant qu'il est
un dieu cruel ou un autocrate sans pitié, Hamm tente de s'évader hors de son âme scrupuleuse.
Une première expression a trait au « roman » de Hamm. La construction même de ce « roman » en trahit le caractère de
fantaisie. Samuel Beckett l'a fabriqué à partir de références à des ½uvres illustres qui ont pour trait commun de
présenter un caractère d'irréalité extrême ou d'être des « Utopies ». Trois de ces oeuvres ont pour thème le voyage chez
les morts. La première est La Divine Comédie :
Hamm (ton de narrateur). - L'homme s'approcha lentement, en se traînant sur le ventre. D'une pâleur et d'une maigreur admirables il paraissait sur le point de - (Un temps. Ton normal.) Non ça je l'ai fait. (Un temps.) (...) Enfin bref je finis par comprendre qu'il me voulait du pain pour son enfant. Du pain ! Un gueux, comme d'habitude.
Dans le chant XXIII de « L'Enfer », Dante rencontre le Comte Ugolin qui, enfermé dans une tour, mourut de faim après avoir dévoré ses enfants, morts avant lui (3) 3. « Quand je fus réveillé avant l'aurore, [Ugolin parle à Dante], j'entendis mes fils, qui étaient avec moi, pleurer au milieu de leur sommeil et demander du pain. » La Divine Comédie, trad. A. Brizeux, Charpentier, Paris, 1854, p. 254. . La remarque de Hamm : « non, ça je l'ai fait » est à double sens. Elle pourrait être le commentaire d'un artiste qui s'aperçoit qu'il se répète. Dans le cas présent, elle est une allusion à un épisode ultérieur mais qui, selon le caractère indéfiniment répétitif de Fin de partie, a déjà eu lieu. En effet, une fois Clov parti, Nagg muet dans sa poubelle, Hamm se traînera par terre avant de mourir de faim et d'épuisement :
Enfoncer mes ongles dans les rainures et me traîner en avant à la force du poignet.
L'Enéide est la seconde ½uvre à laquelle Beckett fait référence :
Un long silence se fit entendre. (Ton normal.) Joli ça. (...) Il faisait ce jour-là, je me rappelle, un soleil vraiment splendide, cinquante à l'héliomètre, mais il plongeait déjà, dans la ...chez les morts. (Ton normal.) Joli ça.
Un silence célèbre se situe lors de la description du sac de Troie. La notation « Joli ça » est ironique puisqu'il s'agit
d'une ville en flammes
(4)
4. Enée est revenu chercher sa femme Créuse : « Je cherche des yeux et j'essaie de relever dans la nuit des traces de son passage.
Partout l'horreur est sur mon âme et le silence même me terrifie. » Ce silence est déjà inspiré du prologue des Troyennes.
.
La seconde phrase a trait à la visite d'Enée aux Enfers. Le même commentaire souligne l'identité du référent.
L'auteur fait d'autre part allusion à la tempête de L'Odyssée :
(5)
5. « La fureur des vents, confondus en bourrasque, emporte vergue et voile au loin, en pleine mer » Odyssée, V, 3, 16-17.
Rappelons que, dans Fin de partie, Samuel Beckett a fait précéder de trois points de suspension les mots ou les
passages qu'il a voulu souligner.
.
Il [le vent] arrachait les pins morts et les emportait... au loin. (Ton normal.) Un peu faible, ça.
Les autres ½uvres utilisées par Samuel Beckett pour construire le monologue de Hamm sont à caractère « utopique ». Il en est ainsi du Timée :
Mais quelle est donc cette invasion (...) Je m'enquis de la situation à Kov, de l'autre côté du détroit (...) Ici, en faisant attention, vous pourriez mourir de votre belle mort, les pieds au sec.
Le détroit en question est celui de Gibraltar. L'invasion est celle des Atlantes, vaincus par les Athéniens neuf mille ans
avant que Platon ne rapporte les faits. L'inondation est un rappel du cataclysme qui anéantit l'Atlantide, le lendemain
de la victoire des Athéniens.
Deux passages se rapportent à L'Atlantica :
Je bourrai tranquillement ma pipe en magnésite, l'allumai avec une... mettons une suédoise, en tirai quelques bouffées. Aaah ! (Un temps.)... Allons, allons, présentez votre supplique, mille soins m'appellent. (Ton normal.) Ça c'est du français. Enfin.
Les trois points de suspension soulignent le mot « suédoise » qui désigne une allumette, et par extension la Suède.
La magnésite - c'est l'écume de mer que l'on trouve essentiellement dans la Baltique - désigne également un pays nordique.
Le français classique du second fragment précise l'époque et permet d'identifier l'auteur, Olof Rudbeck, homme de lettres,
philosophe, botaniste contemporain de Descartes et de la reine Christine qui imagine, dans une oeuvre qui reprend le Timée,
que la Suède est l'Atlantide ainsi que L'Eden de la Bible.
L'Utopie de Thomas More est évoquée ensuite :
Il leva vers moi son visage tout noir de saletés et de larmes mêlées. (Un temps. Ton normal.) Ça va aller. (...) Bon. Alors du blé. (Un temps. Ton normal.) Ça va aller. (Ton de narrateur.) Du blé, j'en ai, il est vrai, dans mes greniers.
Thomas More, à la fin du livre second, déplore le travail du man½uvre, du charretier, de l'artisan, du laboureur qui
vivent dans la misère la plus noire, attachés à un travail long et pénible. Le second passage est une allusion aux mauvais
riches qui gardent par devers eux du grain qu'ils n'utilisent pas alors même que les pauvres meurent de misère
(6)
6. « Supposez qu'il vienne une année mauvaise et stérile, pendant laquelle une horrible famine enlève plusieurs milliers
d'hommes. Je soutiens que si à la fin de la disette, on fouillait les greniers des riches, l'on y trouverait d'immenses
provisions de grains. En sorte que si ces provisions avaient été distribuées à temps à ceux qui sont morts d'amaigrissement
et de langueur, pas un de ces malheureux n'eut senti l'inclémence du ciel et l'avarice de la terre. » L'Utopie, trad. V.
Stouvenel, Les Classiques du Peuple, Ed. Sociales, p. 197.
.
La phrase qui ponctue chaque fragment et précise leur origine commune est à double sens. Elle évoque d'abord l'auteur satisfait de
l'idée qu'il a trouvée et qui s'insère bien dans le texte qu'il rédige. Elle souligne ensuite l'utopie puisqu'il est
illusoire d'espérer que « ça va aller ».
Dans ce « roman » qu'il se raconte, Hamm s'attribue un rôle lié au mal de manière exemplaire, comme le montrent des
références à trois épisodes de la Bible :
Qu'il y ait de la manne au ciel pour des imbéciles comme vous (...) Mon petit, dit-il comme si le sexe avait de l'importance (...) Peu à peu, je m'apaisais, enfin suffisamment pour lui demander combien de temps il avait mis pour venir. Trois jours (...) Mais comme nous étions la veille de Noël ça n'avait rien... d'extraordinaire.
A travers ces références à L'Exode, à la nativité de Jésus, Hamm joue à être Pharaon et Hérode, personnifications du mal absolu qui
ordonnent le massacre des enfants mâles.
Le caractère purement fantaisiste de cette histoire est confirmé par un échange de répliques entre Hamm et Clov :
Clov. - Oh, à propos, ton histoire ?
Hamm (très surpris). - Quelle histoire ?
Clov. - Celle que tu te racontes depuis toujours.
Hamm. - Ah tu veux dire mon roman ?
Clov. - Voilà.
Le mal métaphysique n'existe plus qu'à travers des ½uvres qui se situent aux antipodes du réalisme,
arrangées en un « roman », pour en souligner le côté imaginaire. Ainsi, il n'y a pas chez Hamm de volonté de commettre
réellement le mal pour le mal, ou une forme de mal dont il retirerait la conscience de son être. Le Mal est simplement rêvé.
Pourtant, on pourrait penser que Hamm est un personnage effectivement maléfique, qui se complait dans le mal. Quatre
épisodes semblent corroborer cette interprétation.
Deux de ces épisodes s'interprètent dans le cadre de l'éducation de Clov. Lorsque Hamm commande à Clov de jeter à la mer
les poubelles où se trouvent ses parents, il le met à l'épreuve
(7)
7. Bien que l'épisode commence effectivement par une colère meurtrière de Hamm, exaspéré par le bavardage de ses parents.
.
De même, lorsque Hamm commande à Clov d'aller tuer l'enfant aperçu à travers la fenêtre, le début d'obéissance de Clov
indique que l'éducation de ce dernier n'est pas terminée, puisqu'il est encore dépendant
(8)
8. Dans ces deux épisodes, Hamm arrête Clov dès que celui-ci fait mine d'obéir : il s'agit bien d'une mise à l'épreuve
qui se renouvelle en d'autres circonstances.
.
Mais dans deux autres épisodes, la cruauté de Hamm semble établie d'une manière indiscutable. En effet, on pourrait
croire que Hamm profite de la veulerie de Clov pour perpétrer un crime horrible, un forfait abominable : faire empoisonner
sa mère par Clov
(9)
9. Comme le pense Pierre Mélèse, Samuel Beckett, 4e éd., Seghers, Paris, 1972, p. 63.
:
HAMM.- Quoi ? Qu'est-ce qu'elle raconte ?
Clov se penche sur Nell, lui tâte le poignet.
NELL (bas, à Clov). - Déserte.
Clov lui lâche le poignet, la fait rentrer dans la poubelle, rabat le couvercle, se redresse.
CLOV (retournant à sa place à côté du fauteuil). - Elle n'a plus de pouls.
HAMM. - Oh pour ça elle est formidable cette poudre.
Pas plus que dans les cas précédents, l'hypothèse de la cruauté de Hamm n'apparaît fondée. L'interprétation par le
matricide ne résiste pas à la confrontation des versions française et anglaise. Dans la version anglaise réalisée par
Samuel Beckett lui-même, la phrase incriminée a purement et simplement disparu. On ne comprendrait pas que, dans le cas
d'un élément aussi important que le meurtre de sa mère par Hamm, il puisse y avoir une variation aussi considérable entre
les deux versions alors même qu'aucune difficulté particulière de traduction ne semble devoir intervenir. C'est pourtant
là que se situe l'explication de cette suppression : la version française repose sur une équivoque délibérément créée par
l'écrivain à partir de la prononciation du mot « pouls », mais qui ne franchit pas l'obstacle de la traduction.
Clov a tâté le poignet de Nell, mais Hamm est aveugle et donc n'a pas vu le mouvement. Ainsi Hamm croit qu'il s'agit de
« poux » les insectes - que Nell aurait eu sur la tête précédemment, et dont la prononciation est identique. Le
commentaire de Hamm est une appréciation sur la poudre insecticide que l'on retrouve dans un épisode ultérieur.
L'évocation du médecin repose également sur une ambiguïté de langage :
HAMM. - Il est mort naturellement, ce vieux médecin ?
CLOV - Il n'était pas vieux.
HAMM. - Mais il est mort ?
CLOV. - Naturellement. (Un temps.) c'est toi qui me demandes ça ?
Venant peu après la suggestion du matricide, ce passage est construit de manière à laisser penser que Hamm a fait
assassiner ce médecin. L'auteur utilise l'ambiguïté du mot « naturellement » qui signifie à la fois « bien entendu »
et « de manière naturelle ».
La disparition du mal métaphysique de l'horizon du théâtre de Samuel Beckett est confirmée à travers le personnage de Clov.
Au début de la pièce, Clov, rivé à sa condition servile, rêve d'une libération qui interviendrait d'une manière
quasiment magique : c'est ce qu'exprime le sophisme du Sorite, « l'impossible tas ». En même temps, il vit effectivement
dans la résignation la plus complète. Il se tient dans la cuisine où il attend le coup de sifflet de Hamm. Au début de la
pièce, sa sortie en deux temps - il rentre pour chercher l'escabeau - le montre rivé aux choses
(10)
10. Clov aurait pu laisser l'escabeau puisque Hamm est aveugle et immobile dans son fauteuil et que Nagg et Nell restent dans leurs poubelles.
.
Clov apparaît comme totalement privé de liberté. La dureté de Hamm, justifiée par le fait qu'il veut pousser Clov à la révolte afin
qu'il devienne autonome, suscite chez ce dernier l'envie de le tuer :
Si je pouvais le tuer, je mourrais content.
A travers ce meurtre, Clov retrouverait la liberté, mais une liberté dégradée qui n'aboutirait - la réplique le montre -
qu'à la mort de Clov lui-même. Ce meurtre serait l'acte ultime grâce auquel il regagnerait l'estime de soi - c'est du moins
ce qu'il pense au début : ce meurtre permettrait à Clov d'« être », alors que le manque d'« être » est son drame. Le désir
de tuer Hamm est ainsi justifié métaphysiquement.
Cette envie de meurtre n'est que fumée. Clov, harassé par Hamm, en avoue finalement l'inanité :
HAMM.- Je te donne la combinaison du buffet si tu jures de m'achever.
CLOV. - Je ne pourrais pas t'achever.
Au fur et à mesure que Clov mûrit, le désir de tuer apparaît comme colère puérile, enfantillage.
Ainsi, la cruauté à travers laquelle Pozzo retire le sentiment de son existence dans En attendant Godot n'existe plus
de manière positive dans Fin de partie.
Si le mal métaphysique n'a plus aucune réalité dans l'univers de Fin de partie, le mal banal, le mal quotidien, celui
que l'on commet par égoïsme et indifférence, est commun à tous les personnages. Nagg s'en est rendu coupable :
NAGG. - (...) Qui appelais-tu, quand tu étais tout petit et avais peur, dans la nuit ? Ta mère ? Non. Moi. On te laissait crier. Puis on t'éloigna, pour pouvoir dormir. (Un temps.) Je dormais, j'étais comme un roi, et tu m'as fait réveiller pour que je t'écoute... Oui, j'espère que je vivrai jusque-là, pour t'entendre m'appeler comme lorsque tu étais tout petit, et avais peur, dans la nuit, et que j'étais ton seul espoir.
Nell également est méchante, par bêtise :
HAMM (avec lassitude). - Mais taisez-vous, taisez-vous, vous m'empêchez de dormir. (Un temps.) Parlez plus bas. (Un temps.) Si je dormais je ferais peut-être l'amour. J'irais dans les bois. Je verrais... le ciel, la terre. Je courrais. On me poursuivrait. Je m'enfuirais. (Un temps.) Nature ! (Un temps.) Il y a une goutte d'eau dans ma tête. (Un temps.) Un c½ur, un c½ur dans ma tête.
Un temps.
NAGG (bas). - Tu as entendu ? Un c½ur dans sa tête !
Il glousse précautionneusement.
NELL - Il ne faut pas rire de ces choses, Nagg. Pourquoi en ris-tu toujours ?
NAGG. - Pas si fort !
NELL (sans baisser la voix). - Rien n'est plus drôle que le malheur, je te l'accorde. Mais -
NAGG (scandalisé). - Oh !
Nrll. - Si, si, c'est la chose la plus comique au monde. Et nous en rions, nous en rions, de bon c½ur, les premiers temps. Mais c'est toujours la même chose. Oui, c'est comme la bonne histoire qu'on nous raconte trop souvent, nous la trouvons toujours bonne, mais nous n'en rions plus.
« Rien n'est plus drôle que le malheur » est en accord avec le stoïcisme du personnage
(11)
11. « La résignation stoïcienne n'est pas un pis-aller, c'est une complaisance positive et joyeuse dans le monde tel qu'il
est », Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, I, 2, p. 289. Bréhier commente Epictète. Cette réplique de Nell est,
selon l'auteur, la plus importante de la pièce (rapporté par Ruby Cohn, « La femme fatale chez Beckett ». Cahiers
Renaud-Barrault, n' 102, 1981, p. 98).
.
Néanmoins, la déclaration de Nell n'est pas d'ordre général. Elle est signifiée pour quelqu'un : la réflexion de Nell
est destinée à Hamm. En effet, malgré la demande de Nagg, elle ne baisse pas le ton : comme Clov n'est pas dans la pièce
et qu'aucun jeu de scène, aucune allusion, ne laissent supposer qu'elle puisse parler pour lui, la remarque ne peut
s'adresser qu'à Hamm. Du malheur de qui Nell peut-elle être ainsi satisfaite, si ce n'est du malheur de Hamm
(12)
12. Le c½ur et la goutte d'eau font référence au Timée. Cf. « Le référent philosophique... » Hamm se croit déchu,
ce qui est pour lui cause de souffrance morale.
?
Le malheur de Hamm fait la joie de Nell : si elle n'en rit plus, c'est parce qu'elle en a trop l'habitude et qu'il a perdu
l'attrait de la nouveauté. Néanmoins, le malheur de Hamm lui est toujours agréable : la cécité et la paralysie de Hamm
font la joie de sa mère.
Cette haine ne repose sur aucun événement particulier. Samuel Beckett la justifie par le caractère même du personnage.
Nell a été une jeune fille romantique : âgée, elle se souvient d'un après-midi enchanteur, en barque sur le lac de Côme.
Le mariage, puis la maternité, ont mis fin au romanesque : Nell, alors vouée aux tâches ménagères symbolisées par la
litière, a stupidement rendu Hamm responsable de sa déception.
Clov, à côté de la gentillesse réelle qu'il manifeste souvent envers Hamm, dans l'épisode du « pipi », par exemple, fait
montre de méchanceté sournoise. Pour se venger de Hamm qui le harasse, Clov substitue les médicaments, lui donnant
l'excitant quand il aurait besoin d'être calmé.
Malgré toute sa sagesse et sa philosophie, Hamm lui-même n'a pu éviter de commettre le mal banal. Il est responsable
de la mort de la Mère Pegg, « autrefois jolie comme un c½ur » :
HAMM - Clov !
CLOV (absorbé). - Mmm.
HAMM. - Tu sais une chose ?
CLOV (de même). - Mmm.
HAMM. - Je n'ai jamais été là. (Un temps.) Clov !
CLOV (se tournant vers Hamm, exaspéré). - Qu'est-ce que c'est ?
HAMM. - Je n'ai jamais été là.
CLOV - Tu as eu de la veine.
Il se retourne vers la fenêtre.
HAMM. - Absent, toujours. Tout s'est fait sans moi. Je ne sais pas ce qui s'est passé. (Un temps.) Tu sais ce qui s'est passé, toi ? (Un temps.) Clov !
CLOV (se tournant vers Hamm, exaspéré). - Tu veux que je regarde cette ordure, oui ou non ?
HAMM. - Réponds d'abord.
CLOV. - Quoi ?
HAMM. - Tu sais ce qui s'est passé ?
CLOV. - Où ? Quand ?
HAMM (avec violence). - Quand ! Ce qui s'est passé ! Tu ne comprends pas ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
CLOV. - Qu'est-ce que ça peut foutre ?
Il se retourne vers la fenêtre.
HAMM. - Moi, je ne sais pas.
Un temps. Clov se tourne vers Hamm.
CLOV (durement). - Quand la Mère Pegg te demandait de l'huile pour sa lampe et que tu l'envoyais paître, à ce moment-là tu savais ce qui se passait, non ? (Un temps.) Tu sais de quoi elle est morte, la Mère Pegg ? D'obscurité.
HAMM (faiblement). - Je n'en avais pas.
CLOV (de même). - Si, tu en avais !
La didascalie « faiblement » qui caractérise la dernière réplique de Hamm souligne qu'il reconnaît implicitement le
bien-fondé de l'accusation de Clov. Mais la conception du mal effectif, du mal agissant qui est maintenant celle de
Samuel Beckett, est révélée par l'emploi du terme « obscurité ». Ce mot n'a pas été choisi au hasard par l'auteur :
il fait référence à Nagg qui laissait pleurer Hamm de peur, la nuit, dans son berceau, pour ne pas se forcer au
dérangement de se lever. Tout comme Nagg, Hamm a fait le mal par égoïsme et indifférence, mais sans cette volonté
perverse qui caractérise Pozzo.
Au contraire de ses parents, Hamm évolue.
Jusqu'ici, Hamm a été pris dans un réseau de haines réciproques : à la haine de Nell pour Hamm a correspondu celle
de Hamm pour sa mère. La réplique :
On pleure, on pleure, pour rien, pour ne pas rire, et peu à peu... une vraie tristesse vous gagne.
fait pendant à la déclaration de Nell par laquelle elle exprimait sa haine pour Hamm :
Si, si, c'est la chose la plus comique au monde. Et nous en rions, nous en rions, de bon c½ur.
Dans un premier temps, la mort de Nell a laissé Hamm insensible. Dans un deuxième temps, il constate une douleur qui
l'étonne : à la haine fait place le regret. La réciprocité de la haine est ainsi rompue par Hamm alors même que Nell,
proche de la mort, a cherché encore à nuire à son fils en conseillant à Clov de « déserter ».
Hamm est d'une grande honnêteté, d'une conscience morale exigeante, même s'il est par ailleurs d'un égoïsme poussé. Son
caractère l'amène à analyser ses sentiments et à se remettre en cause. C'est ce qui est arrivé après le reproche de Clov :
avoir laissé la mère Pegg mourir par indifférence. Le passé est revenu. Mais le souvenir a débordé cet épisode particulier
et le domaine purement intellectuel. La mémoire affective est intervenue, bousculant la logique, faisant apparaître le
regret là où, logiquement, la haine répondait à la haine.
Le mal banal n'a pas d'origine absolue, chacun se trouvant tour à tour en position d'en être l'auteur ou la victime.
Ceci, on l'a vu, s'est vérifié avec Nell qui fait porter la responsabilité de sa déception à Hamm, à qui elle reproche
d'être né. On peut le constater encore avec Nagg dans l'épisode où Hamm lui refuse une dragée : Nagg se plaint d'avoir
un tel fils, mais étale avec inconscience la cruauté dont il a fait preuve envers un enfant totalement dépendant
(13)
13. Maintenant, Hamm se venge de Nagg et lui refuse les friandises qu'il aime tant. Après le refus de la dragée, Nagg
maudit Hamm et lui remémore les peurs de son enfance, ce qui induit chez ce dernier une remarque morose et une conduite
confuse : ces actes de cruauté sont réactionnels. Le mal banal infligé est vengeance d'un mal banal subi.
.
Cette forme du mal, banale, quotidienne, qui ne témoigne que pour l'aveuglement et l'égoïsme et n'est marquée par
aucune ambition métaphysique, ne suscite aucune revendication :
HAMM. - ... (Clov monte sur l'escabeau, s'arrête, descend, cherche la lunette, la ramasse, remonte sur l'escabeau, lève la lunette.) D'obscurité ! Et moi ? Est-ce qu'on m'a jamais pardonné, à moi ?
CLOV (baissant la lunette, se tournant vers Hamm). - Quoi ? (Un temps.) C'est pour moi que tu dis ça ?
HAMM (avec colère). - Un aparté ! Con ! C'est la première fois que tu entends un aparté ?
Hamm a été piqué au vif par la remarque précédente de Clov, impliquant sa responsabilité dans la mort de Pegg. Maintenant,
il débat avec sa conscience : la réplique ne s'inscrit pas dans le cadre normal du dialogue, qui est celui de la relation
pédagogique, ce qui est souligné par le fait qu'il s'agit d'un « aparté » :
- « D'obscurité » : le terme relie le mal subi par Hamm du fait de l'égoïsme de son père à celui dont il est responsable
envers Pegg.
- « Est-ce qu'on m'a jamais pardonné, à moi ? » : la réplique établit sans ambiguïté que Hamm se refuse à être dans la
réalité ce qu'il lui complait d'être dans l'imaginaire, à savoir le terme initial, l'ordonnateur quasi-divin du Mal.
A côté des formes du Mal définies précédemment, Fin de partie en met en évidence une autre, dotée d'une efficacité
ontologique : celle que Hamm exerce envers Clov et grâce à laquelle ce personnage va accéder à l'être. Clov est résigné,
sans ressort, sans volonté. Dans le but d'éveiller son agressivité, Hamm harasse Clov sans relâche :
HAMM. - Comment vont tes yeux ?
CLOV. - Mal.
HAMM. - Comment vont tes jambes ?
CLOV. - Mal.
HAMM. - Mais tu peux bouger.
CLOV. - Oui.
HAMM (avec violence.). - Alors bouge | (Clov va jusqu'au mur du fond, s'y appuie du front et des mains.) Où es-tu ?
CLOV. - Là.
HAMM. - Reviens ! (Clov retourne à sa place à côté du fauteuil.) Où es-tu ?
CLOV. - Là.
HAMM. - Pourquoi ne me tues-tu pas ?
CLOV. - Je ne connais pas la combinaison du buffet.
Le mot « bouger » doit être compris de manière symbolique : il faut que Clov change, évolue, devienne adulte.
Un autre exemple de la fonction de la brutalité de Hamm est celui de la « malédiction » :
HAMM. - ... (Prophétique et avec volupté.) Un jour tu seras aveugle. Comme moi. Tu seras assis quelque part, petit plein perdu dans le vide, pour toujours, dans le noir. Comme moi. (Un temps.) Un jour tu te diras, Je suis fatigué, je vais m'asseoir, et tu iras t'asseoir. Puis tu te diras, J'ai faim, je vais me lever et me faire à manger. Mais tu ne te lèveras pas. Tu te diras, J'ai eu tort de m'asseoir, mais puisque je me suis assis je vais rester assis encore un peu. Puis je me lèverai et je me ferai à manger. Mais tu ne te lèveras pas et tu ne te feras pas à manger. (Un temps.) Tu regarderas le mur un peu, puis tu te diras, Je vais fermer les yeux, peut-être dormir un peu, après ça ira mieux, et tu les fermeras. Et quand tu les rouvriras il n'y aura plus de mur. (Un temps.) L'infini du vide autour de toi, tous les morts de tous les temps ressuscités ne le combleraient pas, tu y seras comme un petit gravier au milieu de la steppe (Un temps.) Oui, un jour tu sauras ce que c'est, tu seras comme moi, sauf que tu n'auras personne, parce que tu n'auras eu pitié de personne et qu'il n'y aura plus personne de qui avoir pitié (Un temps.)
CLOV. - Ce n'est pas dit. (Un temps.) Et puis tu oublies une chose.
HAMM. - Ah.
CLOV. - Je ne peux pas m'asseoir.
HAMM (impatient). - Eh bien, tu te coucheras, tu parles d'une affaire. Ou tu t'arrêteras, tout simplement, tu resteras debout, comme maintenant. Un jour tu te diras, je suis fatigué, je vais m'arrêter. Qu'importe la posture !
Un temps.
Clov. - Vous voulez donc tous que je vous quitte ?
HAMM. - Bien sûr.
CLOV. - Alors je vous quitterai.
HAMM. - Tu ne peux pas nous quitter.
CLOV. - Alors je ne vous quitterai pas.
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, Hamm ne relate pas la manière dont il est devenu aveugle
(14)
14. Jean Onimus estime que Hamm fait la part de son expérience personnelle : « Et surtout on perd de vue le regard du
juge, on ne se sent plus observé, on franchit un seuil, on passe de l'autre côté' au « recto » : là où règne le Rien.
Hamm, le triste Hamm a connu cela. » Beckett, Desclée de Brouwer, 1968, p. 113.
.
En effet, c'est Clov qui, dans sa cuisine, fixe le mur : il y voit sa « lumière qui meurt ». Cette réponse a précédemment
déchaîné l'ironie de Hamm. De plus, Hamm fait référence au stoïcisme, de manière à rendre ses propos plus frappants :
« Petit plein perdu dans le vide », « l'infini du vide... tu y seras comme un petit gravier au milieu de la steppe »,
ces formules évoquent la notion stoïcienne de tension. « Tu n'auras eu pitié de personne et qu'il n'y aura plus personne
de qui avoir pitié » fait référence au stoïcisme, puisque le sage n'éprouve ni ne veut susciter la pitié. Ici encore,
Hamm provoque Clov pour faire éclore une révolte libératrice
(15)
15. L'épisode, même s'il se termine dans la résignation de Clov, marque néanmoins un progrès de celui-ci : il cherche
à répondre à Hamm alors que dans le précédent, il subissait avec une totale passivité. Les commentateurs de Beckett
ont habituellement interprété ce passage comme une manifestation de la cruauté de Hamm. Emmanuel Jacquart estime que
Hamm annonce avec plaisir les tourments futurs de Clov (Le théâtre de dérision, Gallimard, 1974, p. 142) tandis que
Pierre Mélèse note : « Dans un élan de jalousie envers Clov qui, tout perclus qu'il est, marche encore, il lui prédit
que son heure viendra aussi. » Op. cit., p. 53.
.
Dans l'épisode où Hamm fait pousser son fauteuil par Clov et lui demande de le mettre au « centre », il exaspère Clov
par des demandes maniaques, impossibles à satisfaire, puisque contradictoires :
HAMM. - C'est là ma place ?
CLOV. - Oui, ta place est là.
HAMM. - Je suis bien au centre ?
CLOV. - Je vais mesurer.
HAMM. - A peu près ! A peu près !
CLOV. - Là.
HAMM. - Je suis à peu près au centre ?
CLOV. - Il me semble.
HAMM. - Il te semble ! Mets-moi bien au centre !
CLOV. - Je vais chercher la chaîne.
HAMM. - A vue de nez ! A vue de nez ! (Clov déplace insensiblement le fauteuil.) Bien au centre !
CLOV. - Là.
Un temps.
HAMM. - Je me sens un peu trop sur la gauche. (Clov déplace insensiblement le fauteuil. Un temps.) Maintenant je me sens un peu trop sur la droite. (Même jeu.) le me sens un peu trop en avant. (Même jeu.) Maintenant je me sens un peu trop en arrière. (Même jeu.) Ne reste pas là (derrière le fauteuil), tu me fais peur.
Clov retourne à sa place à côté du fauteuil.
CLOV. - Si je pouvais le tuer. je mourrais content.
La colère de Clov commence à se révéler.
Le projet de Hamm aboutit puisque Clov laisse finalement éclater sa rage :
HAMM. - Donne-moi le chien.
CLOV (regardant ). - Tais-toi.
HAMM (plus fort). - Donne-moi le chien !
Clov laisse tomber la lunette, se prend la tête entre les mains. Un temps. Il descend précipitamment de l'escabeau, cherche le chien, le trouve, le ramasse, se précipite vers Hamm et lui en assène un grand coup sur le crâne.
CLOV - voilà ton chien !
Le chien tombe par terre. Un temps.
HAMM. - Il m'a frappé.
CLOV. - Tu me rends enragé, je suis enragé !
Dans les épisodes précédemment évoqués, ou bien Clov ne réagissait pas aux paroles cruelles de Hamm, ou bien son exaspération restait
contenue. Dans l'épisode du fauteuil que Hamm lui faisait déplacer, Clov maîtrisait sa colère qui ne s'exprimait qu'à travers une formule
dont on a vu qu'elle recouvrait le projet métaphysique de restaurer, par le meurtre, son estime de soi : « Si je pouvais le tuer,
je mourrais content. » Au contraire, dans ce dernier épisode, il se laisse aller à une colère spontanée, sans calcul. Au début, Clov
supportait tout parce qu'il n'y avait « pas d'autre place » et qu'il n'avait pas la « clé du buffet ». Maintenant, il a bien changé.
Le mal ne serait-il pas, dans la perspective de Samuel Beckett, inhérent à l'existence humaine ? Les rapports Hamm-Clov et l'évolution
de ce dernier conduisent à se poser la question.
L'être, semble-t-il, n'est atteint qu'au prix d'une sorte de cruauté faite d'égoïsme et d'indifférence. Cette problématique se révèle à
travers la formule : « il n'y a plus ». Deux épisodes, qui concernent Hamm et son père, permettent de mieux en cerner l'importance :
NAGG. - Ma bouillie !
HAMM. - Donne-lui sa bouillie.
CLOV. - Il n'y a plus de bouillie.
HAMM (à Nagg). - Il n'y a plus de bouillie. Tu n'auras jamais plus de bouillie.
La déclaration de Clov a été transformée par Hamm qui met l'accent sur la disparition définitive de la bouillie. Ainsi, une cruauté,
qui n'existe pas dans la réplique de Clov, apparaît dans celle de Hamm.
Dans l'épisode du « roman » de Hamm, Nagg réclame sa dragée, c'est le salaire promis pour avoir écouté Hamm :
NAGG. - Ma dragée !
HAMM. - Il n'y a plus de dragée.
Dans ces deux cas, Hamm a privé son père, qu'il déteste, d'un de ses plus grands plaisirs. Cette phrase trahit un rapport de force
puisqu'un personnage dominant prive un dominé de la satisfaction d'un désir. Cette même situation se retrouve dans le rapport Hamm-Clov. Un
« il n'y a plus
(16)
16. Dans un premier épisode, elle signifie la déréliction de Clov : « HAMM. - La nature nous a oubliés. /CLOV. - Il n'y a plus de
nature. » Dans le stoïcisme, la nature est principe d'harmonie. Clov avoue ainsi son déchirement intérieur. Il est, à ce moment
« l'esclave » de Hamm, personnage dominant et éprouve une telle conscience de son « esclavage » qu'il annule de lui-même tout désir.
»
se situe lorsque Hamm demande à Clov d'aller lui chercher deux roues de bicyclette. La réponse de Clov prive Hamm des roues demandées
(17)
17. Bien qu'il s'agisse d'une demande destinée à rappeler à Clov la tristesse de son enfance, ses désirs toujours déçus.
Cf. « Le référent philosophique... »
.
Au fur et à mesure du déroulement de l'intrigue, les demandes de Hamm prennent un tour plus personnel et plus profond, comme dans
l'épisode de la marée :
HAMM. - ... Si je pouvais me traîner jusqu'à la mer ! Je me ferais un oreiller de sable et la marée viendrait.
CLOV. - Il n'y a plus de marée. (Un temps.)
Clov a repoussé la demande implicite de Hamm de l'euthanasier
(18)
18. Cette demande n'a peut-être pas seulement fait partie du processus d'éducation, puisque Hamm a vraiment décidé de mourir.
Les demandes de Hamm, à part celle du calmant, dont l'épouvante de Hamm trahit la sincérité, sont ambigües. Elles mènent au pathétique
qui culmine dans l'épisode du calmant. Aussi, après cet épisode dramatique et après celui du chien, Samuel Beckett rétablit une certaine
distance avec celui de la masse et de la gaffe : « HAMM. - Si tu dois me frapper, frappe-moi avec la masse. (Un temps) ou avec la gaffe,
tiens, frappe-moi avec la gaffe. Pas avec le chien. Avec la gaffe. Ou avec la masse. / CLOV (implorant). - Cessons de jouer !
/ HAMM. - Jamais ! » Ces répliques traduisent que ce sont des comédiens qui jouent.
.
Clov assume de mieux en mieux le drame de la condition humaine. Il n'est plus maintenant submergé par cette « grande pitié » qui lui
faisait vouloir tuer un rat pour qu'il ne meure pas.
L'épisode du plaid, que Clov refuse à Hamm, s'inscrit dans la même perspective :
HAMM. - Donne-moi un plaid, je gèle.
CLOV. - Il n'y a plus de plaids.
Clov a maintenant la force de laisser Hamm dans le froid, c'est-à-dire dans la douleur du manque.
Le refus du calmant confirme la maîtrise grandissante de Clov et révèle le changement de rapport de force :
HAMM. - Et ce rat ?
CLOV. - Il s'est sauvé.
HAMM. - Il n'ira pas loin. (Un temps. Inquiet.) Hein ?
CLOV. - Il n'a pas besoin d'aller loin.
Un temps.
HAMM. - Ce n'est pas l'heure de mon calmant ?
CLOV. - Si.
HAMM. - Ah ! Enfin ! Donne vite !
CLOV. - Il n'y a plus de calmant.
Un temps.
HAMM (épouvanté). - Mon... ! (Un temps.) Plus de calmant !
CLOV. - Plus de calmant. Tu n'auras jamais plus de calmant.
Un temps.
HAMM. - Mais la petite boite ronde. Elle était pleine !
CLOV. - Oui, mais maintenant elle est vide.
Un temps.
HAMM (bas). - Qu'est-ce que je vais faire. (Un temps. Hurlant.) qu'est-ce que je vais faire. (Clov avise le tableau, le décroche, l'appuie par terre toujours retourné contre le mur, accroche le réveil à sa place.) Qu'est-ce que tu fais ?
CLOV. - Trois petits tours.
Maintenant, Clov est capable d'ironie et d'indifférence en face de la détresse vraie de Hamm qui avait compté sur une mort apaisée
grâce au « calmant », mais se retrouve maintenant dans l'angoisse. Hamm fait, malgré lui, la démonstration de sa réussite dans l'éducation
de Clov.
La cruauté raisonnée, justifiée, de Hamm qui a permis l'accession de Clov à l'être se retourne contre Hamm lui-même. D'une part,
Hamm connaît maintenant la douleur du manque, du désir non satisfait puisqu'il a perdu sa position de dominance ; d'autre part,
le départ de Clov est maintenant pour lui une cause de chagrin.
Clov étant sur le point de le quitter, Hamm fait une dernière demande qui pourrait se situer dans le cadre de son éducation, comme
lorsqu'il lui demandait de le toucher, de l'embrasser, mais qui, en fait, la dépasse :
HAMM. - Avant de partir, dis quelque chose.
CLOV. - Il n'y a rien à dire.
HAMM. - Quelques mots... que je puisse repasser... dans mon c½ur.
CLOV. - Ton c½ur !
HAMM. - Oui. (Un temps. Avec force.) Oui | (Un temps.) Avec le reste, à la fin, les ombres, les murmures, tout le mal, pour terminer. (Un temps.) Clov... (Un temps.) Il ne m'a jamais parlé. Puis à la fin, avant de partir, sans que je lui demande rien, il m'a parlé. Il m'a dit...
CLOV (accablé). - Ah... !
HAMM. - Quelque chose... de ton c½ur.
CLOV. - Mon c½ur !
HAMM. - Quelques mots... de ton c½ur.
CLOV (chante). - Joli oiseau, quitte ta cage
Vole vers ma bien aimée,
Niche-toi dans son corsage,
Dis-lui combien je suis emmerdé (19) 19. Ce quatrain est inspiré de « La chanson » de Charles d'Orléans. .
Un temps.
Assez ?
HAMM (amèrement). - Un crachat !
Comme le soulignent les didascalies « Avec force », « amèrement », les points de suspension, la répétition du mot « c½ur »,
il ne s'agit plus ici d'un épisode de l'éducation : maintenant la demande est sincère. Hamm s'est attaché à Clov qui, par
l'éducation qu'il lui a prodiguée, est devenu son fils alors qu'au début, il le comparait à un chien
(20)
20. Cf. le premier et l'avant-dernier monologues de Hamm : « Mon père ? (Un temps.) Ma mère ? (Un temps.) Mon. chien ? »
Avant-dernier monologue : « J'aurai appelé mon père et j'aurai appelé... (Il hésite)... mon fils. » Dans le premier monologue
de Hamm, Clov était le « chien » de Hamm, au dernier degré dans l'ordre ontologique. Dans le cours de l'action, il en devient le fils.
.
Mais Clov a bien retenu la leçon et répond par la dérision. Il ne croit d'ailleurs pas à la sincérité de Hamm qu'il sait très égoïste,
comme le montrent le « Ton c½ur ! » et le quatrain ironique.
Ici se révèle pleinement la conception du Mal qui semble être celle de Samuel Beckett : inhérent à la vie, ne disparaissant qu'avec
elle. Hamm a atteint la lucidité. Il a réalisé sa propre cruauté, faite d'indifférence, comme le lui a reproché Clov, à propos de la
Mère Pegg, mais il est maintenant proche de la mort. Clov, si lucide par rapport à son père dans le cas précis de la Mère Pegg,
commence sa vie dans l'égoïsme et l'aveuglement, insensible à la douleur de Hamm, aveugle à son désintéressement et à son amour paternel.
Fin de partie se situe loin de la problématique de la cruauté métaphysique qui régit les rapports Pozzo-Lucky dans En attendant Godot,
même si des critiques ont commenté la pièce - on en a vu quelques exemples - à partir de la cruauté de Hamm. Celle-ci paraissait évidente :
différentes répliques semblaient appuyer l'interprétation d'une volonté de mal métaphysique. Mais il s'agissait là de l'apparence et non
de la réalité, dont on a vu ce qu'elle recouvrait.
Entre les deux pièces, la conception du Mal de Samuel Beckett a changé. Cette évolution de l'auteur est un élément important qui a
contribué à justifier l'écriture de Fin de partie puisque Samuel Beckett, auteur peu prolixe, ne se répète pas. Chaque ½uvre est
essentielle et correspond à une nécessité.