Mélanges beckettiens

Une anecdote : Samuel Beckett au Crazy Horse Saloon


Dans un livre de souvenirs consacré à Samuel Beckett, Anne Atik rapporte sa première rencontre avec l'écrivain dont elle et son époux devaient devenir des intimes. Le couple dîne le 2 juillet 1956 chez Alain Bosquet, un homme de lettres parisien. Bosquet a invité une dizaine de personnes et prévu de finir la soirée au Crazy Horse Saloon. Mais Beckett et le peintre Avigdor Arikha, l'époux d'Anne Atik, après les avoir accompagnés au cabaret, partent discrètement et passent la soirée à discuter (1) 1. Anne Atik, Comment c'était, L'Olivier, 2003, p. 20. .

Récemment, une e-revue de langue anglaise, The Jewish Daily Forward, a rapporté que Samuel Beckett avait l'habitude de fréquenter ce cabaret parisien, de s'y asseoir près de la scène, mais de tourner le dos au spectacle :

It's said that playwright Samuel Beckett used to frequent Paris's Crazy Horse Saloon, with its nude dancers and its acute attention to what the French call les fesses (a term that evokes, by cognate, the backside's “fissure” but has no adequate English equivalent). Beckett would sit close to the stage, at a good table, with his back — for God knows what bleak and tragicomic reason — to the show. (2)
2. [On dit que le dramaturge Samuel Beckett avait l’habitude de fréquenter le Crazy Horse Saloon, à Paris, avec ses danseuses nues et sa mise en valeur de ce que les français nomment les fesses (un terme qui évoque, par contigüité, la « fissure » du dos mais n’a pas d’équivalent anglais). Beckett s’asseyait près de la scène, à une bonne table, le dos - Dieu seul sait pour quelle raison sombre et tragi-comique - tourné au spectacle.]
Published April 23, 2012, issue of April 27, 2012.

C'est une légende, mais qui a un fondement dans un événement qui se situe entre Noël et le jour de l'an 1957 ou 1958 - je cite de mémoire. À ce moment-là, Samuel Beckett est seul à Paris, sa compagne Suzanne Deschevaux-Duménil est dans sa famille. Le romancier et dramaturge belge José-André Lacour, qui connaît un grand succès avec sa pièce L'Année du bac, a invité Samuel Beckett pour une soirée entre garçons; – un ami de José-André Lacour est également présent. L'écrivain belge a réservé pour trois au Crazy Horse Saloon. Ils partent ensemble de chez Lacour pour se rendre au cabaret où ils ont des places au bar. Mais là, au lieu de regarder le spectacle, Samuel Beckett lui tourne le dos et reste plongé dans la contemplation du fond de son verre de whisky, pour le plus grand embarras de son hôte. Bien entendu, l'attitude de Beckett ne passe pas inaperçue d'autant plus que Beckett est très connu et d'un physique remarquable... Si bien qu'une danseuse s'approche. Elle tourne autour de lui, déploie tous ses charmes pour attirer son attention... Peine perdue ! Beckett ne tourne pas la tête, insensible aux efforts et aux appas de la jeune femme fort peu vêtue qui, de guerre lasse, abandonne.

José-André Lacour est catastrophé : "Un protestant rigide ! Quelle idée de l'avoir amené là ! etc..." Le spectacle terminé, tous trois retournent chez Lacour. Beckett est sombre et silencieux. Vers quatre heures du matin, Beckett prend congé. Lacour le raccompagne à la porte et commence à s'excuser pour cette soirée ratée, mais Beckett le coupe et lui fait un large sourire : "Je me suis beaucoup amusé." Et il s'en va, laissant José-André Lacour stupéfait.

C'est ainsi que, par déformation de faits réels coupés de leur véritable signification, se forment les mythologies!